" Mon Île - 2 "

Aussi loin quʼil mʼen souvienne, les vacances ont toujours été en Vendée, à la Barre de
Monts. Mon père né dans dans ce village ne lʼaurait pas conçu autrement, au grand dam de ma mère, parisienne dans lʼâme.

Dès que jʼai eu lʼâge de rentrer seul par le train, après les quatre semaines parentales
exclusivement orientées vers la plage de Fromentine et les amis que mon père y attirait, je
restait avec une grand mère gardienne du temple, et mon cher grand père prêt à tout mʼaccorder, et les vrais vacances commençaient .

Loin des "estivants" qui envahissaient la plage ; à lʼépoque peu de gens se risquaient vers les Lay ou la Bergère, les chemins forestiers étaient alors peu praticables pour les rares voitures. On pouvait sʼy rendre en charrette grâce à lʼagilité des petits chevaux régionaux, au profit des pêcheurs de crevettes ou de poissons à la senne.

Cʼest alors que je créais mon île.

Ses limites se bornaient au Chemin de la Rive. Pas celui dʼaujourdʼhui, chaussée goudronnée, bordée jusquʼà Notre Dame de maisons tristes et sans caractères.
Cʼétait alors un joli chemin de sable doré, avec entre des rangs de peupliers vers le Marais et de chêne vert du côté forêt, des bourrines blotties dans de petites clairières qui les faisaient se fondre dans le paysage. Avec ma première boite de couleurs, récompense de ma réussite au brevet élémentaire, jʼy ai passé bien des heures à tenter de les peindre.

Son autre rivage était le Marais, où des après midi entières, caché dans les roselières, je pêchai des grenouilles, régal de ma grand mère.

Mais le centre de mon île, était le Café du Marais, fief de mes grands-parents où le dimanche après la messe, je nettoyai et remplissai les chopines de rosé de pays, pendant que les habitués jouaient à la Coinchée ou à la Vache (ou alluette).

Cʼest là que chaque dimanche soir, le père Thomas finissait sa tournée des cafés, et il y en avait six au moins à lʼépoque. Il avait donc déjà pas mal sa dose en y arrivant, bien que le dit rosé, s'il décapait les estomacs fragiles, ne pesait pas lourd en alcool.

Il y avait, attelé à sa petite charrette, un petit âne gris qui, sans être attaché, attendait paisiblement devant la porte de chaque établissement, le trajet étant immuable, il le connaissait par cœur.

Le père Thomas nʼétait pas un méchant homme, mais il était un peu fâché avec le curé qui lui reprochait souvent de ne pas le voir à la messe et chaque dimanche soir, à la fin de son périple, il passait devant la cure et en représailles, déposait devant le portail les crottes de son âne. Non moins patiemment, le curé venait les enlever, et les mettait sur un tas dans son jardin, qui à lʼépoque était grand, et les utilisait pour les fumures de lʼan prochain. Rien ne se perdait donc !

Après ce dernier arrêt, le père Thomas sʼendormait et lʼâne le ramenait sans encombre vers sa bourrine de la Rive.

Ainsi passaient les semaines et un soir de lʼété suivant, en arrivant devant le portail de la cure, il trouva un panier rempli de magnifiques tomates avec un billet du curé disant : "Merci père Thomas et merci à ton âne. Avec lʼengrais que tu mʼas donné tous ces dimanches, vois les magnifiques fruits que grâce à toi, Dieu a fait pousser dans mon jardin."

Depuis on vit plus souvent le petit âne gris devant le portail de lʼéglise, mais ses crottes étaient désormais déposées dans le jardin dans un vieux panier.

Ainsi était mon île il y a bien longtemps

André Vrignaud