" Les Petits pois "

 Louis prenait rarement des autostoppeurs dans sa voiture, mais ce matin-là, en route vers le supermarché pour les habituelles courses hebdomadaires, il arrêta son auto à la vue d’un pauvre bougre qui clopinait sur le bord de la route avec son pouce levé.

 D’un âge indéterminé, le poil grisonnant, portant plusieurs paquets et un vieux sac de toile en bandoulière, avec des vêtements depuis longtemps passés de mode, une casquette de marin pêcheur bien enfoncée sur la tête, l’autostoppeur accepta l’offre avec empressement.

 Après avoir jeté ses bagages à l’arrière, à peine installé dans la voiture, il se révéla un passager plutôt loquace ; volubile, comme on en rencontre chez ces personnes qui vivent seules et qui profitent de la moindre oreille complaisante pour rattraper un gros retard de bavardage. Avec lui, pas besoin de radio à bord.
Il était en route vers l’hôpital de Saint-Jean où il allait voir un voisin et était bien content de n’avoir pas à faire tout le chemin à pied. Non pas que la marche à pied lui fasse peur mais avec l’âge, on devient moins alerte, n’est-ce pas ? De son ancien métier de jardinier, qu’il avait exercé par tous les temps, il avait gardé le goût de la vie en plein air et profitait aujourd’hui du beau temps pour rendre visite à son voisin qui soignait une mauvaise chute à Saint-Jean où le Samu l’avait amené aux urgences, il y a une paire de jours.

— On dit que c’est un bon hôpital, ma cousine y a été bien traitée de son hépatite, la pauvre, elle était toute jaune ! Aussi, le p’tit mécano du garage s’y est fait opérer d’une appendicite aigüe le mois dernier. Par contre, je ne vous conseille pas son garage, il a mal réparé l’auto de mon voisin qui s’en plaint beaucoup depuis. Elle marche bien la vôtre ?
— Ah, on dirait que le soleil est parti pour rester. Après ces derniers jours, bien frais pour la saison, ça va pousser au jardin. On aura Pâques au balcon cette année…

 Contrairement à son passager, Louis n’est pas d’un naturel très bavard — sa femme Thérèse dit même que c’est un “fichu taiseux”. Pendant le trajet, il écouta distraitement le flot de paroles de son voisin qui n’avait pas besoin qu’on lui réponde pour entretenir son monologue.

 Arrivé à Saint-Jean, il le déposa juste devant l’hôpital, ce qui lui valut encore moult commentaires et force remerciements. Enfin, seul dans la voiture pour le petit kilomètre le séparant du supermarché, il pensa « Ouf, quel raseur ! » et se dit qu’à l’avenir, il ferait bien d’hésiter avant de prendre un autostoppeur.

 Avec sa liste à la main, le parcours dans le magasin fut rapide, comme d’habitude et il se présenta aux caisses avec son caddie après avoir fait juste un petit détour dans le rayon bricolage.

 Le bricolage et le jardinage, Thérèse ne s’y intéresse pas, c’est son domaine à lui. Depuis qu’il est en retraite, il a troqué avec bonheur le travail de bureau pour le jardin à côté de la maison et surtout son atelier où il passe le plus clair de son temps. Pour tous deux, l’âge de la retraite avait sonné l’heure d’une vie nouvelle : le départ de la ville pour un déménagement vers la maison à la campagne. Cette maison, qui leur servait auparavant pour les vacances, avait été acquise en prévision d’une future installation permanente.

 Louis poussa le caddie jusqu’à la voiture qui attendait sagement sur le parking tout près de l’entrée du supermarché. Comme tous les jours de semaine ordinaires, il n’y avait pas foule et c’était tant mieux. Louis ne faisait pas partie de ces retraités qui s’obstinent à venir faire leurs emplettes aux heures d’affluence pour en rajouter à l’encombrement dans les allées du magasin et allonger les files d’attente aux caisses.

 Le coffre refermé, le caddie accroché à son semblable dans la réserve, l’auto repris le chemin de la maison et ne s’arrêta pas en chemin. Même s’il y avait eu un pouce levé sur le bord de la route, il est probable que Louis l’aurait ignoré ; une fois suffisait !

 Arrivé au bout de la petite impasse où il habitait, il gara la voiture devant la maison. Il disposait bien d’un garage en sous-sol, mais celui-ci n’abritait la voiture que l’hiver quand il faisait trop froid et qu’on ne voulait pas avoir à gratter le pare-brise. Le reste du temps, le garage servait surtout de débarras et la voiture couchait dehors. C’était aussi, un peu par paresse, pour ne pas avoir à ouvrir et refermer le portail de clôture et la porte du garage à chaque fois. Heureusement, le quartier était tranquille et l’on n’y avait jamais connu les vols ou dégradations que l’on peut craindre dans d’autres endroits.

 Louis transporta les sacs de provision depuis la voiture jusqu’à la cuisine où Thérèse se chargea du rangement.
— Tu n’as pas oublié le café ? Je l’avais noté en dernier, tout en bas de la liste.
— Mais non ! Il doit être encore dans la voiture. Je te le ramène.
Avant de refermer la voiture, Louis rassembla les sacs et paquets restants en vérifiant que le café était bien là.
— Tiens, je t’ai mis les bouteilles de White-spirit sur la desserte. Emporte-les dans ton atelier. C’est quoi ce sac en papier ? On dirait des graines de petits pois.
Thérèse lui tendait un petit sachet en papier brun, sans étiquette et qui contenait une poignée de graines semblables à des petits pois séchés.
— Des graines dans un sac en papier ? Je ne vois pas. Je n’en ai pas acheté !

 Louis tenta de se remémorer d’où pouvait bien provenir ce sac en papier. Pas d’un magasin, il y aurait au moins une indication. « A moins que … Mais oui, ce devait être ce bavard qu’il avait pris en stop un peu plus tôt et qui avait laissé un de ses paquets dans la voiture. Il faudrait le lui rendre. Mais comment ? »

 Il expliqua brièvement à Thérèse sa rencontre du matin. Que les graines appartenaient probablement à quelqu’un dont il ne connaissait ni le nom, ni l’adresse ; juste que celui-ci avait un voisin soigné à l’hôpital de Saint-Jean.
— Bah, ça n’a pas l’air bien important, tu ne vas pas retourner là-bas pour une poignée de petits pois !
— Oui, ça ne doit pas avoir beaucoup de valeur. Je vais les garder.

 Louis pensa qu’il pourrait les mettre dans un coin de son potager. Juste pour voir. Il n’en avait encore jamais semés auparavant, il jugeait que cela n’en valait pas la peine, autant acheter les petits pois, frais au marché ou bien en surgelé.

 Dans la soirée, après le dîner, au moment de s’installer au salon devant la télévision, Louis repensa à son passager du matin. Le “bavard”, comme il le nommait intérieurement, avait sans doute prévu d’offrir les petits pois à son voisin hospitalisé ; curieux cadeau tout de même !
 «  Je vais les semer dès demain, il est grand temps pour des petits pois. J’espère que c’est une variété naine et non grimpante “à rame”. Enfin, on verra bien ! »

 Le lendemain, levé dès l’aube comme à son habitude, juste après son bol de café, Louis fit le tour du jardin en prenant son temps. Il aimait sentir la fraîcheur matinale avant que le soleil ne réchauffe l’atmosphère et n’évapore la rosée. Le “bavard” avait raison, le beau temps devrait durer.
Il repéra un endroit qu’il jugea adéquat pour le semis de la poignée de petits pois qui attendait à l’atelier, dans le sac de papier brun. Près d’un mur de clôture, un ou deux mètres carrés dans un petit coin qui recevait suffisamment de soleil pour favoriser la végétation. Un peu plus loin, en suivant le mur, il avait déjà préparé le terrain pour un futur carré de tomates, mais il était encore un peu trop tôt pour la plantation.

 En fait, le jardinage n’était pas réellement sa spécialité, c’était surtout depuis l’âge de la retraite qu’il s’était progressivement lancé dans la culture légumière en favorisant ce qui demandait le moins de savoir-faire ou de labeur. Comme il aimait à le répéter : « Plus on vieilli, plus la terre est basse ! »

 Faire un petit trou dans de la bonne terre meuble, mettre quatre ou cinq graines, reboucher sans trop tasser, répéter la même chose un peu plus loin jusqu’à l’épuisement de la poignée dans le sac. Louis se dit que cela devrait convenir. Habituellement, il aime bien placer une étiquette ou un morceau d’emballage sur un petit piquet afin d’indiquer ce qui était semé là, mais cette fois, il n’avait pas d’étiquette et vu l’origine des graines, il était sûr de s’en souvenir.

 Un jardinier se doit d’être patient. Même si, avec l’arrivée du printemps, le jardin s’embellit de jour en jour, il est parfois long d’attendre la pousse de jeunes semis. Cependant, pour les petits pois ce fut très rapide. Malgré une température encore fraîche, de jeunes pousses vertes apparurent seulement un ou deux jours plus tard dans le carré à peine semé. Louis, qui n’avait pas l’expérience de la culture des petits pois, fut modérément surpris et se dit que ce devait être une variété très précoce.

 Ensuite, il y eut une période de quasi-stagnation, comme si les pousses, après avoir atteint deux ou trois centimètres, réfléchissaient avant de croître plus avant. Louis ne manquait pas de venir chaque matin voir où en était ses petits pois, finalement pas si précoce que cela.

 Thérèse ne s’intéressait au potager que pour la préparation des repas. Même si Louis la tenait à peu près au courant de ses travaux de jardinage, elle voulait se rendre compte par elle-même de l’évolution des plantes, fruits et légumes du potager. Sans conteste, son domaine c’était la cuisine. Gourmande — son tour de taille en attestait — elle prenait plaisir à préparer de bons plats dans lesquels la production du jardin prenait une grande place. « Rien de tels que de bons produits naturels » répétait-elle. Louis avait pour consigne de faire un usage strictement limité d’engrais chimiques et autres pesticides.

 Elle n’avait pas manqué de noter que les petits pois avaient peu de chance d’être récoltables avant le plein été. On arrivait déjà à Pâques et les jeunes pousses, tôt sorties, n’avaient pas évoluées depuis bien des jours malgré une température en hausse. Pire, certaines d’entre elles étaient clairement en train de dépérir. Thérèse se dit qu’elle ferait bien de demander à Louis de vérifier s’il y avait besoin d’arroser. Et aussi, lui rappeler de s’occuper de planter la douzaine de plants de tomates qu’un ami plus expérimenté leur avait gracieusement fournis, c’était le moment de s’y mettre.

 Un matin, Louis revint précipitamment de son tour de jardin. Il trouva Thérèse à la cuisine, en robe de chambre.
— Viens voir les petits pois, c’est extraordinaire !

 Son époux n’étant pas du genre expansif, Thérèse se dit qu’il devait réellement y avoir quelque chose de pas ordinaire. Elle enfila une paire de galoches dans l’entrée et suivit Louis en direction du jardin.
Arrivés au carré de petits pois, ils virent que l’un d’entre eux avait enfin poussé et pas qu’un peu ! Des quelques pousses chétives de la veille, l’une s’était transformée en une longue tige ramifiée et feuillue atteignant déjà plus d’un mètre en s’accrochant au mur de clôture. De toutes les graines semées, seule celle-ci subsistait ; c’était comme si elle avait pompé toute la sève des autres pousses.

 « Tout ça, en une nuit ! C’est stupéfiant. » Louis se dit que, décidemment ce n’était pas une variété naine. Mais il n’aura pas besoin d’installer des supports, les rameaux avait l’air de se fixer au mur comme du lierre.
Thérèse lui fit remarquer que les feuilles ne ressemblaient pas à celles des petits pois qui sont moins longues et plus vertes. Celles-ci prenaient une teinte rougeâtre peu habituelle.
— Je me demande si ce sont vraiment des petits pois ? Tu devrais demander à Henri de venir voir ça.

 Henri était l’ami jardinier amateur qui leur avait donné les plants de tomate. Il habitait un peu plus loin dans la même commune. Et justement, Louis avait prévu d’aller chez lui le lendemain pour l’aider à installer l’électricité dans son cabanon. Il en profitera pour lui parler des petits pois.

 Le matin suivant, Louis fit son tour de jardin alors que le jour était à peine levé. Il alla tout droit au carré de petits pois et là, il vit que la plante avait encore fortement grandi. Les rameaux atteignaient maintenant le sommet du mur. La fine tige sortant de terre avait aussi bien grossi, elle était devenue aussi large que son pouce. Pour l’instant, on ne voyait pas d’indication de floraison, seulement les tiges et les feuilles dont la teinte rougeâtre s’était accentuée.

 Il hésitait devant les actions à entreprendre. « Je devrais peut-être couper les têtes pour en stopper la croissance » se dit-il. « Il ne faudrait pas que cela aille chez le voisin, il n’aimera pas. »  
Leur voisin, un solitaire acariâtre, n’était pas commode et heureusement, le haut mur de séparation limitait les contacts, souvent conflictuels, avec lui. Louis s’en alla quérir un sécateur dans son atelier et entrepris de couper l’extrémité de tous les rameaux qui menaçaient de franchir le mur. Voilà ! Pour le reste, il verra avec Henri qui saura surement ce qu’il convient de faire.

 Thérèse, qui l’avait rejoint au jardin, lui dit qu’il avait bien fait de les tailler. Inutile de donner au grincheux un prétexte pour râler. Et puis, il ne faudrait pas que cette végétation aille trop loin et empiète sur les tomates toute proches qui commençaient à bien se développer.

 Plus tard, dans l’après-midi, Louis chargea sa caisse à outils dans la voiture et parti chez Henri qui l’attendait dans son cabanon. Aucun des deux amis n’était des pros de l’électricité, mais Louis avait fait un stage chez un artisan électricien autrefois et de toute façon, il adorait le bricolage, ce qui incluait évidemment les travaux d’électricité.

 Le tournevis à la main, Louis raconta à son compagnon toute l’histoire du “bavard” et des petits pois. Henri lui demanda des précisions sur l’aspect des graines ; comment était-il sûr que c’était des petits pois ?
— Ecoute, ça parait bizarre ton histoire. Pour moi, ce ne doit pas être des graines de petits pois. Reste à savoir ce que c’est. Je passerai demain, nous verrons bien.

 De retour à la maison, avant le diner, Louis alla voir les “petits pois” — qu’il continuait à nommer ainsi faute de mieux. Les rameaux n’avaient pas poussés d’un millimètre de la journée. « Apparemment, la taille de ce matin a été efficace. » se dit-il rassuré.

 La soirée fut paisible. A la télé, la météo annonça que la période de douceur actuelle allait se poursuivre encore quelques jours avant une prochaine perturbation, attendue pour la semaine suivante. Un film policier au scénario alambiqué suivit le journal de 20 heures et comme souvent, Louis ronfla dans son fauteuil jusqu’à ce que Thérèse le secoue à la fin du film pour l’envoyer finir sa nuit au lit.

 Au matin, le grand bol de café avalé, Louis fit son tour de jardin habituel. Du côté des tomates de petites grappes vertes s’étaient formées et poussaient tranquillement. Par contre, du côté “petits pois”, c’était différent. De nombreux rameaux avaient surgi et colonisaient maintenant toute la hauteur du mur. Certains filaient au sommet et retombaient de l’autre côté, d’autres rampaient au sol, le long du mur et menaçaient les pieds de tomate voisins. A la base, le diamètre de la tige mère avait triplé. De plus, par endroits, l’enduit du mur était fendillé et des rameaux s’insinuaient déjà dans les fentes. A l’évidence, la taille de la veille n’avait pas arrêté l’évolution de “la plante” — pouvait-on encore parler de petits pois ? Au contraire, cela avait fortement stimulé sa croissance nocturne.
« Pas de panique, Henri saura ce qu’il faut faire. » se dit Louis.

 A peine descendu de son vélo, Henri fut conduit devant la plante folle. Il resta un long moment à l’observer avant d’avouer que cela ne ressemblait à rien de ce qu’il connaissait. Il dit que ce pourrait être une plante issue d’une mutation génétique... En fait, il n’en savait rien. Il suggéra alors de contacter un expert en botanique qui pourrait sans doute dire ce que c’était. En attendant, il conseillait de ne pas y toucher.

 Louis s’inquiétait de ce qu’allait devenir cette partie de son potager et de son mur, avec cette plante en constante progression. Ses tomates étaient sur le point d’être envahies. Sans parler de l’irascible voisin qui n’allait pas tarder à se manifester quand il verrait les rameaux franchir le mur et ramper chez lui. Malgré tout, on pouvait difficilement la couper ou l’arracher avant de savoir ce que c’était. L’idéal serait de freiner son évolution.  
— On pourrait mettre une grosse lampe le soir, cela l’arrêterait peut être, puisqu’elle ne pousse que la nuit. 
— Pourquoi pas, cela vaut le coup d’essayer. On verra ce que cela donne.

 Les deux amis s’activèrent alors à l’installation d’une lampe de forte puissance, bricolée dans l’atelier et branchée au bout d’une rallonge électrique. Il ne restera plus qu’à l’allumer à la tombée de la nuit.
Ensuite, sur les conseils d’Henri, Louis contacta Paul Bernard, le responsable de la jardinerie de Saint-Jean qui, forcément, saura dire ce qu’était cette plante. Au téléphone, Paul Bernard ne voyait pas ce que ce pouvait être, mais il proposa de passer le lendemain en fin de matinée.

 Henri reparti chez lui dans la soirée après avoir promis de revenir le lendemain. Il voulait être là pour saluer Paul Bernard, mais surtout parce qu’il était curieux d’en apprendre plus sur “la plante”.

 Plus tard, avant de se coucher, Louis passa à l’atelier pour allumer la lampe qui, placée face à la plante folle, illumina tout une partie du jardin comme en plein jour. « Pourvu que le grincheux ne s’en aperçoive pas, il est capable de sonner à la porte en pleine nuit pour nous demander d’éteindre la lampe sous prétexte que cela l’empêche de dormir » pria-t-il intérieurement.

 Heureusement, personne ne vint cette nuit-là pour protester contre la lumière intempestive. Par contre, Louis eut un sommeil tourmenté, rêvant de plantes géantes multicolores qui jaillissaient de partout et envahissaient le jardin et la maison avant de s’attaquer au pays tout entier.

 Au petit matin, avant le lever du jour, Louis reparti vers son jardin, inquiet de ce qu’il allait trouver. L’aurore naissante éclairait faiblement le ciel à l’horizon, mais avec la lampe toujours allumée, l’évolution de la plante était bien visible. Car, évolution il y avait encore eu ! Les rameaux feuillus avaient fortement grossi et progressé et de nouveaux étaient apparus. Les fentes du mur s’étaient aussi élargies. La moitié de ses pieds de tomate disparaissaient sous la plante grimpante qui, de l’autre côté, escaladait à présent les branches d’un noisetier situé à proximité. Les tiges avaient pris une teinte vraiment rougeâtre avec des excroissances rouge cerise de la taille d’un petit citron.

 A part éteindre la lampe qui n’avait pas eu l’effet escompté et qui n’était plus utile le jour venu, Louis ne voyait pas ce qu’il pouvait faire. Il avait hâte de voir arriver l’expert afin de pouvoir extirper cette plante monstrueuse de son jardin. Ah, il avait été bien inspiré de semer ces graines de “petits pois” « Merci monsieur le bavard ! »

 Comme les jours précédents, la croissance de la plante s’arrêta avec l’arrivée du soleil. A une exception près : les excroissances rouges continuaient à grossir lentement et Louis songeât que cela devait être des fruits. Impression confirmée par Thérèse qui le rejoignit bientôt dans le jardin.

 Henri arriva peu après avec son vélo, il n’avait pas eu la patience d’attendre plus longtemps. Le soleil, plus haut dans le ciel, faisait briller les gros fruits qui atteignaient maintenant la taille d’un melon. Louis et Thérèse tentaient de dégager le carré de tomates en repoussant les rameaux vers le mur. Vu les résultats catastrophique de la précédente taille, ils avaient décidé de ne pas les couper. Ils estimaient que les plus grands rameaux, de la grosseur d’un poignet, devaient atteindre facilement les dix mètres. Ils n’avaient pas le courage de regarder ce qui se passait de l’autre côté du mur, chez le voisin ; celui-ci se manifestera bien assez tôt !

 Enfin, vers onze heures, Paul Bernard arriva dans sa petite camionnette qu’il gara au bout de l’impasse. Il entra par le portillon qui donnait directement sur le jardin et salua les propriétaires du lieu et Henri qui était un bon client. Il avait apporté son appareil photo, comme il le fait souvent, pour garder une trace des végétaux qu’on lui demandait d’expertiser. Les quelques informations sur la plante, données au téléphone, avait éveillé sa curiosité, mais il fut tout de même surpris en la voyant de près. Ses diplômes de botanique, ses voyages d’étude et son expérience de jardinerie ne lui étaient d’aucun secours pour identifier cette plante. Il essayait de la raccrocher à une espèce connue, mais à chaque fois, des détails clochaient.

 Sous l’œil intéressé de nos trois retraités, qui attendaient de l’expert qu’il énonce un de ces noms savants latins dont regorge la nomenclature botanique, Paul Bernard continuait son examen. Plus encore que les épaisses branches avec leurs feuilles rougeâtres, les fruits qui grossissaient continuellement l’intriguaient. Ceux-ci étaient arrivés à la taille d’un ballon de rugby bien gonflé et la surface commençait à se craqueler à la façon d’une terre trop sèche.

 Au bout d’un moment, après des dizaines de photos et d’annotations écrites dans un cahier, il déclara qu’il ne pouvait pas se prononcer pour l’instant. Il avait besoin de consulter un ou deux confrères avec qui il avait l’intention de revenir. Louis insista pour que cela fût le plus tôt possible, sans quoi il essaierait d’arracher la plante avant que celle-ci ne fasse trop de dégâts.
— Je comprends votre point de vue, mais n’ayez pas d’inquiétude, nous serons de retour dans l’après-midi. Ne touchez à rien d’ici-là ; nous ferons le point ce soir, lui assura Paul Bernard.
Louis accepta un peu à contrecœur et tous quittèrent le jardin en se donnant rendez-vous pour le milieu de l’après-midi.

 A la maison, le voisin grincheux les attendait devant la porte d’entrée. Il venait déclarer qu’il avait dû couper des tas de branches d’une sorte de gros lierre qui dépassaient chez lui, dans son jardin et qu’il trouvait absolument scandaleux de les laisser passer sur le mur de la sorte. Il exigeait que Louis coupe ce lierre qui avait abîmé son plus beau parterre de fleurs. Avant que Thérèse ne réponde un peu trop vertement comme elle savait si bien le faire, Louis déclara qu’il était désolé et que tout devrait rentrer dans l’ordre dès le lendemain.

 L’après-midi vit arriver beaucoup de monde au fond de l’impasse. Comme promis Paul Bernard arriva avec plusieurs confrères chevronnés. Quelques voisins de l’impasse, alertés par ce trafic inhabituel, étaient venus voir ce qui se passait. Il y eut aussi le correspondant local du journal qui avait eu vent de cette affaire on ne sait comment et qui vint avec son appareil photo pour immortaliser l’évènement.

 Restés à l’écart, Louis, Thérèse et Henri, discutaient avec les autres curieux qui n’hésitaient pas à avancer les hypothèses les plus farfelues à propos de la plante ; l’un prétendait même qu’elle devait être carnivore ! Puis, dans la soirée, les experts se concertèrent et décidèrent d’installer une caméra spéciale comme celle que l’on utilise pour observer la croissance des plantes en accéléré. On demanda à Louis de ressortir la lampe pour éclairer la plante devant la caméra.
A la fois flatté d’être au cœur de tant d’intérêt et ennuyé de devoir garder cette plante folle une journée supplémentaire, Louis s’exécuta et à la tombée de la nuit, la lampe fut allumée et la caméra démarrée. On s’était donné rendez-vous pour le lendemain matin.

 Pour Louis, la nuit ne fut pas reposante ; il s’éveilla à plusieurs reprises et entrepris d’aller voir comment cela se passait dans le jardin. La lampe éclairait toujours brillamment le coin du jardin et on entendait le doux ronronnement de la caméra qui filmait de nouveaux rameaux naissant et croissant presqu’à vue d’œil. L’évolution était encore plus marquée au sommet du mur, là où le voisin avait sévit. On pouvait maintenant parler d’un monceau de branches vivantes s’échappant dans tous les sens. Louis dû en écarter quelques-unes qui progressaient vers le trépied de la caméra.
« Vivement que cela s’arrête » se dit-il, « Nous allons encore avoir droit aux récriminations du voisin ; son parterre de fleurs doit être totalement envahi maintenant. »

 Vers quatre heures et demie, bien avant le lever du jour, il rencontra le distributeur du journal régional  qui lui laissa son exemplaire en main propre au lieu de le mettre dans la boite aux lettres comme tous les matins. Incapable de dormir, il s’installa au salon avec le journal pour s’occuper l’esprit. Il découvrit dans les pages locales, un long article sur la “plante monstrueuse” qui intriguait tant les experts en botanique. « Ça veut dire qu’une foule de curieux va débarquer chez nous dans la journée. Quelle barbe ! » songea-t-il.

 Dès huit heures, le quartier commença à s’animer sérieusement. Le fond de l’impasse devint vite encombré de véhicules divers dont celui de Paul Bernard venu tôt pour récupérer la caméra et son précieux contenu.

 Thérèse était restée prudemment dans sa cuisine. Louis, sollicité de toutes parts courait de l’un à l’autre ; un escabeau ici, de la ficelle ou un mètre ruban là. Henri, avec son gabarit de “fort des halles” se retrouva naturellement à faire la police en interdisant l’entrée du jardin aux badauds qui voulaient à tout prix voir la plante monstrueuse dont on parlait dans le journal.

 En fin de matinée, l’agitation était à son comble. Plusieurs journalistes s’étaient déplacés, montrant leur carte de presse à Henri qui bloquait toujours le portillon. Une équipe de télévision avait commencé son reportage en filmant la foule et voulait  interviewer Henri qui ne savait plus où donner de la tête. Heureusement, un policier municipal vint à la rescousse pour l’aider à mettre un peu d’ordre dans la bousculade. Il était venu, accompagné du maire qui voulait aussi voir le “monstre”.

 Le voisin grincheux, qui accourait pour hurler encore plus fort que la veille, se trouva décontenancé devant l’attroupement. Il hésitait entre la protestation et la fierté d’avoir aussi chez lui une partie importante de la “plante monstrueuse” qui s’attaquait maintenant à ses propres rosiers.

 Dans le groupe de badauds, un type grisonnant sous sa casquette de marin pêcheur essayait vainement de se manifester auprès de Louis que l’on apercevait depuis le portillon, allant et venant de son atelier au jardin. Au bout d’un moment, quand même, ce dernier aperçu l’autostoppeur qui lui faisait de grands signes désespérés.

 En venant à sa rencontre, Louis se sentait un peu gêné d’avouer qu’il avait gardé et semé des graines ne lui appartenant pas. Cependant, avant qu’il ait pu s’excuser, le bavard lui expliquait que lui-même connaissait fort bien cette plante mais qu’il en avait oublié le nom. Tout en se dirigeant vers le cœur du problème dans un jardin désormais abondamment piétiné, Alexandre — comme il dit se prénommer, racontait son histoire à Louis et à Henri. 

 L’année précédente, il en avait semé quelques graines dans un champ et comme ici, la plante s’était développée de façon démesurée, couvrant une surface incroyable. Tout comme Louis, il avait tenté d’en limiter la croissance en coupant des rameaux, ce qui avait eu pour résultat de les multiplier. Il avait alors essayé de l’arracher mais les racines étaient devenues si grosses et si profondes qu’il aurait fallu l’aide d’un tracteur. Puis, les fruits rouges sont apparus, grossissant sans cesse sous le soleil… jusqu’à leur éclatement qui déclencha le dépérissement de la plante qui alors, se recroquevilla et rétrécit jusqu’à pouvoir tenir toute entière dans un seau.
— Mais alors, il suffit simplement d’attendre, remarqua Louis. Seulement, combien de temps cela prend-il pour que les fruits éclatent ?
— On y est presque, répondit Alexandre. Encore une journée ou deux peut-être. Cela vous laisse le temps de prendre les précautions…
— Quelles précautions ? s’alarma Louis.

 Alexandre expliqua que lors de leur explosion finale, les fruits avaient projeté au loin, des milliers de graines semblables à des petits pois. Il en avait récupéré beaucoup, mais un certain nombre étaient restées et avaient ensuite germées, donnant naissance à autant de nouvelles pousses de plantes folles. Heureusement, sur le champ vide il s’en aperçu vite et pu ainsi les arracher à temps.
— Par contre, ici, les graines s’éparpilleront partout dans le jardin et les terrains voisins ; les jeunes pousses seront alors très difficiles à détecter avant qu’il ne soit trop tard. A moins de tout raser !

 La pensée d’avoir des milliers de plantes folles comme celle-ci, colonisant progressivement toute la région affola nos amis. Louis se voyait déjà, trainé devant les tribunaux, accusé d’avoir introduit la plante monstrueuse. Il fallait faire quelque chose et vite !

 Henri suggéra d’enfermer les fruits dans de grands sacs poubelle, mais Louis craignait que le fait de les mettre dans l’obscurité ne retarde l’explosion, laissant la plante faire encore plus de ravages.
Ce fut Thérèse qui trouva la solution en leur dénichant un rouleau de grands sacs en plastique transparent qui trainait depuis des lustres dans un placard du cellier.
Les experts, tout aussi perplexes que la veille, furent informés de l’histoire d’Alexandre que celui-ci se fit un plaisir de raconter à nouveau. Ils furent d’accord sur l’idée de mettre des sacs transparents et, avant de partir pour le déjeuner, aidèrent à les installer sur les fruits, maintenant gros comme des citrouilles.

 Le premier “boum” se fit entendre alors que Thérèse servait le café à Louis, Henri et Alexandre, invité aussi à déjeuner. Ils se précipitèrent au jardin et assistèrent en direct aux explosions en série d’une douzaine de fruits. Fort heureusement, les sacs avaient résisté et chacun contenait les restes du fruit avec quelques centaines de “petits pois” séchés.

 Au moment où les experts revenaient du seul restaurant du village où ils avaient pris un rapide repas, un dernier “boum” retenti et l’on commença à voir la plante prendre une couleur brune et se recroqueviller à vue d’œil.

 La “plante monstrueuse” mourait !

 L’information circula parmi les badauds qui s’attroupaient toujours au fond de l’impasse. Ceux qui n’avaient pas pu voir la plante se consolaient en se disant qu’on la verrait surement au journal TV du soir et même pour certains, qu’ils pourront se reconnaître dans la foule, gesticulant devant la caméra.

 Au potager, les experts retiraient les sacs plastiques avec beaucoup de précaution afin de ne pas perdre une seule graine.
La caméra que l’on avait installée devant un groupe de fruits fut démontée et bientôt, la foule des curieux commença à se disperser. L’équipe de télévision finissait d’interroger l’un des experts présents avant de foncer préparer leur reportage, à temps pour les infos du soir.

 La plante folle était maintenant réduite à un petit tas de rameaux desséchés que Louis ramassa et donna volontiers aux botanistes qui désiraient pousser l’analyse plus avant. Il avait refusé de conserver quoi que ce soit de cette plante monstrueuse et commençait déjà à songer qu’il faudrait réparer le mur dont les fentes n’avaient hélas pas disparu.

 Quelque temps plus tard, il reçut un appel téléphonique de Paul Bernard qui le remercia en lui disant que ce fut, pour lui, une expérience très intéressante et qu’outre les films et les photos, il conservait précieusement un bocal plein de graines récupérées. Il lui conseilla aussi de se procurer un exemplaire de la revue “Botaniste” qui publiait un dossier très complet sur la “plante monstrueuse”.

 On y décrivait, de façon détaillée, les caractéristiques de la plante — que Louis connaissait bien maintenant. On situait son origine en Amérique du Sud où, pensait-on, devrait encore se trouver quelques exemplaires. Des sommités du monde de la botanique débattaient du nom à lui donner, ce qui devrait prendre un certain temps. A l’interrogation : pourquoi, considérant ses prodigieuses facultés d’expansion, cette plante n’ait pas déjà colonisé tout un continent ? On répondait en émettant l’hypothèse qu’elle devait être contrainte par d’autres plantes ou bien que des animaux, se nourrissant de ses graines ou de ses pousses, en limitaient ainsi sa progression.

 On n’avait plus eu de nouvelle d’Alexandre dont on ne savait toujours pas le nom ni l’adresse. Louis, comme Henri, aurait aimé avoir plus de détails sur les fameuses graines ; par exemple : où se les était-il procuré ? Pourquoi les avait-il avec lui en allant visiter son voisin à l’hôpital ?

 Au potager, il fallut plusieurs jours de travail pour effacer le plus gros des traces de l‘événement et cette année-là, la production de tomates fut très réduite, vu les rares pieds qui purent être sauvés.

 Les relations avec le voisin grincheux sont restées inchangées, même si le fait de s’être vu en vedette à la télé avait un peu calmé ses récriminations… Cependant, ce que dont personne ne s’était aperçu, c’est que le dernier “boum” provenait de son jardin où l’on n’avait pas vu de fruit et par conséquent, pas mis de sac plastique protecteur.

PH