" L'Oraison funèbre "

 Ce mardi matin, jour de semaine ordinaire, après un bon petit déjeuner pris à la cuisine, Antoine Decoux s’est confortablement installé à son bureau devant un épais bloc de papier à lettre et un stylo à bille publicitaire d’une jolie couleur bleue. Il venait de décider d’entamer la rédaction de “son oraison funèbre”.

 Cette idée lui trottait vaguement dans la tête depuis quelques temps, mais ce n’est qu’au retour des obsèques d’un ancien collègue où il s’était rendu la semaine passée, qu’il se décida vraiment ; il ne voulait pas qu’à sa mort, une oraison funèbre aussi nulle que celle qu’il venait d’entendre lui fut consacrée.  C’est vrai que la terne vie d’employé de son ex-collègue de bureau – comme la sienne d’ailleurs – ne justifiait pas une oraison funèbre particulièrement élogieuse, mais là, vraiment, le texte lu par leur ancien responsable hiérarchique, pourtant bon orateur, avait été qualifié de lamentable par tous les assistants à la cérémonie.

 Au retour du cimetière, Antoine en discuta avec son neveu Hervé qui travaillait dans la même banque.
— Si c’est pour proférer de telles bêtises, je préfère encore qu’on ne dise rien à mon enterrement, déclara-t-il.
— Je suis bien d’accord, lui répondit Hervé, ça n’avait rien d’un “éloge” funèbre. Avoir insisté devant toute sa famille et ses amis réunis, sur le fait que le pauvre disparu ait raté tous ses concours ou examens professionnels, c’était quand même maladroit. Sans parler des commentaires à propos de ses complexes dû à sa petite taille et à sa calvitie précoce.
— Et si j’écrivais moi-même ma propre oraison funèbre ; qu’en penses-tu ?
— Pas mal comme idée. De cette façon, tu seras sûr du résultat. Il paraît que des tas de gens le font maintenant et avec Internet c’est facile de trouver des idées et aussi des modèles. Tu pourras même prévoir la musique d’accompagnement.

 Donc, Antoine se dit qu’il ne pourrait être mieux servi que par lui-même. Oh, il avait peu de prétention littéraire ; il n’était pas Bossuet, ni Victor Hugo. Malgré tout, il faisait partie de cette génération qui maitrisait encore le français et savait s’exprimer de façon à peu près correcte.

 Pour “Oraison funèbre“ son dictionnaire lui donna la définition : “Discours en l'honneur d'une personne illustre décédée.  « Bah, je ne suis ni illustre ni célèbre mais j’ai bien droit à mon éloge funèbre, se dit-il. »

 Repensant à son neveu qui lui avait parlé d’Internet il se dit qu’il pourrait très bien s’en passer. De toute façon, il n’avait jamais songé à investir dans un ordinateur à la maison et il n’allait pas s’y mettre à soixante-dix ans passés.

 Crayon en main, une fois le titre « Oraison funèbre » écrit en grand, il réfléchit longuement à la suite. Pas évident. Il avait déjà entendu ce type d’oraisons à la télévision, au cinéma et même dans la vie réelle mais sa mémoire lui faisait défaut et surtout, il se posait des tas de questions quant à son contenu. Devait-il raconter sa vie ? Du moins, les étapes principales : sa naissance à Vallet et son enfance dans le pays du Muscadet, ses études au lycée de Nantes, son service militaire à Rennes, son accident de moto, sa rencontre et son mariage avec Noémie, la mort de celle-ci quelques années plus tard, son emploi à la Banque de l’Ouest, son déménagement en Vendée, les longues années de retraité et pour finir : son propre décès.

 Là, une question importante se posait : sera-t-il mort de vieillesse dans son lit, de maladie à l’hôpital, d’un accident ou d’autre chose encore ? Difficile de le prévoir, bien qu’Antoine ait une nette préférence pour la première hypothèse.

 Devait-il simplement passer sous silence les circonstances de sa mort ? Il y aurait alors un manque dans l’oraison, un air d’inachevé qui serait fatalement critiqué. Fâcheux ! Ou bien, devait-il faire plusieurs versions ? Non ! Trop long et trop compliqué et il risquait d’oublier un cas possible. Ou encore, devait-il laisser des espaces libres, à remplir au dernier moment ? Mais qui les remplirait ? Certainement pas lui ; ce ne serait plus alors “son” oraison.

 Il y avait bien un moyen, quasi certain : le suicide. Mais à peine cette option avait-elle effleuré son esprit qu’il la rejeta avec force. Pour l’instant, il se sentait trop bien sur cette terre pour songer à mettre un terme à son existence, fusse pour avoir une très belle oraison funèbre.

 Il repensa à une phrase, lue récemment : « … il nous a quitté au terme d’un long et difficile combat contre la maladie… » Formule qu’il avait lui-même complétée avec un soupçon d’ironie : « … il avait pourtant suivi scrupuleusement tous les préceptes religieux de notre époque : faire du sport, manger cinq fruits et légumes par jour, pas de tabac, pas d’alcool, pas de stress … »
Finalement, il opta pour une mort naturelle, chez lui, dans son lit. C’était quand même mieux ainsi : « Après une longue et heureuse vie, Antoine nous a quitté, sans bruit, dans son sommeil… »

 Quelle en devrait être la longueur ? Une page, dix pages, plus… Il avait le sentiment qu’une courte oraison serait mieux perçue par une assistance trop souvent impatiente mais, comment dire tout ce qu’il avait à dire sans s’étendre un minimum ? Et puis, après tout, bien tranquille dans son cercueil, ce n’est pas lui qui sera ennuyé par un discours interminable. « Bon, on verra ! se dit-il enfin. »

 Après quelques essais d’écriture, vite raturés et vite jetés à la poubelle, il se rendit compte qu’il lui fallait changer de méthode et commencer par rassembler toutes ses idées, en vrac, avant de les mettre en ordre et enfin, rédiger son oraison.

 Bien des années auparavant, il avait participé à une séance de “brain storming ”. On lui avait demandé, ainsi qu’à ses collègues, d’émettre une longue liste d’idées pour la future réorganisation de leur service à la banque. Ce fut intense et très intéressant et bien sûr, chacun en profita pour y glisser des souhaits très personnels (il avait noté de rapprocher la machine à café de leur bureau). Au final, il n’est pas certain que cela servit à grand-chose. Comme d’habitude, la hiérarchie imposa son idée et Antoine resta persuadé que l’on avait organisé cette pseudo “concertation” pour mieux faire passer des changements déjà décidés.

 Antoine noircit des tas de pages avec tous les sujets qu’il souhaitait aborder dans son oraison. Au début, ce fut dense et touffu. Puis, il entreprit de consacrer une page à chaque événement important de sa vie, mais cela ne suffit pas et certaines époques nécessitèrent bientôt plusieurs feuillets.

 Il avait aussi déposé plusieurs albums photos sur son bureau afin de rafraichir une mémoire défaillante. Cela faisait des années qu’il ne les avait pas ouverts et il dû se faire violence pour ne pas s’attarder trop longtemps sur ces clichés, témoins de sa vie passée : le pot de son départ en retraite, ses vacances sur la Côte d’Azur avec Noémie, leur mariage un jour de pluie, sa tête toute enflée après des piqûres guêpes…  L’inconvénient fut que tous ces souvenirs, réveillés par les photos, grossirent son oraison de façon inquiétante au risque de la faire ressembler à un roman.

 Il s’arrêta quand l’horloge du clocher sonna l’heure de l’apéritif. Sa main droite lui faisait mal à force d’écrire mais l’affaire était bien engagée, il pourrait reprendre son oraison plus tard.

 Vivant seul, Antoine n’avait pas l’habitude de prendre l’apéritif de façon régulière. Il prépara son repas comme à l’accoutumée et s’installa devant le poste de télévision qui avait surtout pour rôle d’atténuer l’impression de solitude dans sa grande maison. Il écouta distraitement la fin d’un reportage sur l’œuvre d’un grand écrivain contemporain que l’on montrait chez lui, assis à sa table de travail, un mégot aux coins des lèvres et les doigts s’agitant sur un clavier d’ordinateur.

 Après une courte sieste dans son fauteuil préféré, il sorti pour faire un tour dans son jardin qui jouxtait celui de ses voisins. Il aperçut sa voisine, un outil à la main, occupée à soigner ses plantes et il s’avança près du grillage de clôture pour échanger quelques mots.
— Bonjour Annie, toujours la main verte à ce que je vois !

 Le luxuriant carré de fleurs où sa voisine s’activait à ce moment, faisait de nombreux envieux dont Antoine lui-même. De son côté, depuis son veuvage, il avait gardé un minimum de jardin à entretenir, juste pour s’occuper un peu à la belle saison. Pour le reste, il faisait appel à un artisan jardinier qui venait plusieurs fois par mois.
— Oui, ça pousse bien. Surtout avec les averses de la semaine dernière et la douceur de ces jours-ci.

 Interrompant sa tâche en s’essuyant les mains sur son tablier, elle s’approcha pour faire un brin de causette. Son défunt époux n’étant pas très bavard, Annie avait pris l’habitude d’assouvir son besoin de commérages avec leur voisin qui était d’un naturel plus sociable. Au fil de la discussion, ils en vinrent à parler des récentes obsèques du collègue d’Antoine et celui-ci lui parla de l’oraison funèbre qu’il avait l’intention de rédiger pour lui-même.

— Quelle drôle d’idée, s’étonna-t-elle. Qu’est-ce que ça peut bien te faire ce qu’on dira de toi après ta mort ? Tu ne pourras plus l’entendre de toute façon.
— Tu as raison, mais j’ai vraiment envie de l’écrire. Et puis, c’est un peu une façon de raconter ma vie, ce que personne d’autre ne fera à ma place. Comme cela, les gens ne pourront pas dire « On le connaissait à peine ce type-là. »
— Alors, tu tapes à la machine ou tu parles dans un dictaphone ?
— Non, pas du tout. J’ai mon stylo-bille et mon bloc-notes. Pour l’instant, j’ai à peine commencé, mais j’ai déjà écrit plus d’une dizaine de pages.
— Bigre, tu es courageux. Et tu vas en faire long ? Il faut penser à celui qui devra lire ta prose. Même si tu t’appliques, c’est toujours plus lisible quand c’est imprimé. Philippe, mon ainé, dit qu’aujourd’hui, pour écrire, il faut se servir d’un ordinateur, c’est quasiment indispensable.

 Intérieurement, en repensant à sa main douloureuse, Antoine admit qu’elle n’avait pas tout à fait tort. Son neveu Hervé lui avait déjà répété qu’avec un ordinateur et un programme de traitement de texte, écrire était un jeu d’enfant et surtout, on n’avait plus à s’embêter avec les ratures, les rajouts et même l’orthographe. De plus, avec l’imprimante, on pouvait sortir autant d’exemplaires que l’on voulait.

 Retournant dans son logis, il ressassa ce problème. L’acquisition d’un ordinateur l’effrayait un peu. S’en servir pour écrire était peut être un jeu d’enfant, mais justement, il n’était plus un enfant ! Et puis, tout de même, comment avaient fait tous ces milliers d’auteurs des siècles passés, avant l’invention de l’informatique ?
Par contre, l’idée du dictaphone ne lui sembla pas si mauvaise ; cela lui éviterait l’écriture sur papier. Seulement, après, il faudra trouver quelqu’un pour retranscrire l’oraison.

 Il se souvint d’un ancien magnétophone, vieux de plus d’un demi-siècle, rangé quelque part au fond d’un débarras. Il l’exhuma de dessous d’un tas de cartons, surpris de le retrouver si facilement. Le lourd et volumineux appareil, une fois dépoussiéré, paraissait en état de marche. Câbles et micro étaient présents, par contre, il ne disposait plus que d’une seule petite bobine de bande magnétique, les autres étant introuvables.

  Une fois l’appareil branché, Antoine s’installa devant le micro posé sur la table et entreprit de dicter les premières pages écrites le matin. La bande magnétique enregistra beaucoup de « euh… », de raclements de gorge et autres toussotements. A l’écoute, avec l’ajout de divers parasites produits par la bande ou le magnétophone lui-même, le résultat n’était pas très brillant, tout juste compréhensible et l’orateur se dit qu’il allait devoir s’entrainer afin de produire une bande son exploitable et surtout, commencer par se procurer des bandes magnétiques neuves.

 Le lendemain, l’objectif de la journée fut : trouver un magasin qui vende des bandes magnétiques pour son magnétophone.

 Ce ne fut pas facile. Antoine se doutait bien que vu l’âge de l’appareil il aurait des difficultés. Dans les premières boutiques visitées, on le dirigea d’office vers le rayon des enregistreurs numériques où un vendeur lui vanta les multiples possibilités de ces supers gadgets électroniques qui tiennent dans le creux de la main ; ce qui eut pour effet immédiat de le faire fuir.

 C’est dans la petite boutique d’un électricien de quartier, qui ne payait pas de mine et où l’on pouvait voir en vitrine des fers à repasser et des postes de radio à l’aspect assez vieillot, qu’il rencontra enfin quelqu’un disposé à l’écouter vraiment.

 L’artisan secoua la tête comme pour dire « Ah bon ! Vous en êtes toujours là ? » Mais, devant son air suppliant, il essaya de lui venir en aide.
— Vous recherchez du “un pouce”, du demi ou du quart de pouce ?
Pour toute réponse, Antoine lui tendit la petite bobine qu’il avait apportée avec lui.
— Oui, c’est du demi-pouce ; j’ai bien peur de ne plus en avoir depuis un bon bout de temps. Avez-vous essayé des sites d’occasion ?
 — Des sites d’occas… ? Ah oui, vous voulez parler d’Internet ? Non, je n’ai pas l’Internet.

 L’électricien se gratta la tête en réfléchissant.
— Je vais appeler mon cousin, c’est un fondu de prise de son et de vidéo. Bien sûr, il est passé au numérique depuis longtemps, mais il avait une montagne d’ancien matos qu’il a peut-être gardé. Attendez, je l’appelle tout de suite !

 C’est ainsi que quelques heures plus tard, Antoine sonnait à la porte du cousin qui l’attendait avec un lot de cinq bobines “demi-pouce” qu’il céda pour un prix symbolique.
— Vous savez, vu l’âge de ces bandes, je ne suis pas sûr que vous en tiriez un bon son. La qualité baisse avec le temps. Enfin, si votre magnéto n’est pas trop pourri, cela devrait aller.

 De retour chez lui, Antoine s’empressa d’essayer l’enregistrement sur une des nouvelles bandes. Effectivement, le résultat était meilleur, même en utilisant la plus basse vitesse afin d’en mettre davantage sur une bobine.  Maintenant, il lui restait à se concentrer sur le contenu et cela représentait encore bien du travail.

 Les jours suivants, le magnétophone fut activement sollicité. Antoine continuait à mettre des notes sur papier mais il s’étendait plus facilement devant le micro.

 Annie, tenue au courant de l’évolution de son travail, lui prodiguait quelques conseils : « Surtout, numérote bien tes bandes et date tes séances d’enregistrement, sinon tu auras du mal à t’y retrouver par la suite. » Elle le sermonna aussi pour l’inciter à sortir un peu de son projet d’oraison, pour se changer les idées. « Je sais bien que pour un retraité, tous les jours de la semaine se ressemblent, mais tu pourrais faire autre chose de temps en temps, sortir par exemple, au moins le dimanche. » Il ne disait pas non, mais il était trop pris par son projet d’oraison pour suivre son conseil.

 Finalement, après avoir rempli la troisième bande — près de 6 heures d’enregistrement au total — il s’arrêta, décidant de faire le point. Repassant le début de chaque bobine, il considéra que l’écoute était bonne et parfaitement compréhensible. Il restait maintenant à mettre l’oraison par écrit en la condensant en une poignée de pages, ce qui fera déjà une lecture d’une durée non négligeable.

 A la recherche d’un avis extérieur, il invita son neveu à diner pour le lendemain soir. Sans aucun doute, Hervé serait de bon conseil pour la suite de l’opération qu’il avait lui-même du mal à appréhender.

 Au vu des trois grosses bobines enregistrées, Hervé ne parut pas très emballé et après avoir écouté une partie de la première bande, il confirma que la transcription sur ordinateur serait une tâche longue et laborieuse et que de toute façon, Antoine n’échapperait pas à un gros travail de correction et de mise en forme finale.

— Ecoute tonton, il y en a pour des jours de boulot. Bien sûr, tu peux faire appel à une entreprise de saisie informatique ; ce ne sera pas gratuit et surtout, tu devras probablement tout reprendre ensuite. Il ne faut pas compter sur des inconnus pour faire le tri dans le contenu de ces bandes. En fait, maintenant que tu as enregistré toutes tes idées pour l’oraison, l’idéal serait que tu fasses la transcription toi-même. Oui, oui, je sais, tu ne veux pas d’ordinateur chez toi, mais tu pourrais en utiliser un, juste le temps de faire ce travail.

— Je pourrais sous-traiter le plus gros du boulot de saisie, réfléchit Antoine, comme cela je n’aurais plus qu’à faire le tri ensuite, ce serait plus simple pour moi.
— Pourquoi pas ? Mais tu devras quand même utiliser un ordinateur. D’après ce que j’en ai entendu, si on imprime le contenu des bandes magnétiques tel quel, il y en aura certainement plus d’une centaine de pages. Avec un fichier enregistré sur l’ordinateur, facile à reprendre avec un traitement de texte, tu ne vas quand même pas travailler sur une pile de papier, comme un moine du moyen-âge !

 Aussi buté soit-il contre la présence d’un ordinateur chez lui, Antoine devait admettre que son neveu avait de solides arguments. Il avait cru naïvement que le magnétophone lui épargnerait l’écriture de sa longue oraison funèbre, mais finalement, il lui faudra encore se servir d’un stylo… ou d’un clavier.

 Les jours suivants, après avoir retourné le problème dans tous les sens, après en avoir discuté avec Annie qui était de l’avis d’Hervé pour l’ordinateur, il se dit qu’après tout, il n’était pas si vieux que cela et si cet ordinateur pouvait l’aider à écrire son oraison, pourquoi pas ?

 Un moment, il avait envisagé la création d’un document sonore en enregistrant la version finale de son oraison sur la petite bobine du magnétophone ou mieux, en faisant graver un CD. L’idée, fort séduisante, était de prononcer lui-même sa propre oraison funèbre le jour de ses funérailles. Seulement, après réflexion, outre le fait qu’il faudrait prévoir du matériel pour l’écoute, il se dit qu’il était assez piètre orateur et qu’il devrait sans doute réactualiser plusieurs fois son discours avant sa mort – qu’il espérait la plus tardive possible. Donc, en attendant, mieux valait créer un document facilement modifiable.

 L’aspect financier n’était pas un souci majeur. Sans être riche, il vivait confortablement de sa retraite et n’avait pas de goût ou de besoin dispendieux. Il avait quelques économies pour les imprévus ou les achats importants, comme sa voiture qu’il remplaçait régulièrement. N’ayant pas d’autre héritier que son neveu, qui était sa seule famille et qui gagnait bien sa vie, il n’avait aucun scrupule à dépenser son argent comme il l’entendait.

 Annie, lui avait conseillé de placer de l’argent en vue d’un éventuel séjour en maison de retraite « On ne sait pas de quoi demain sera fait ! »  Malgré tout, il se sentait bien chez lui et n’envisageait pas d’avoir à quitter définitivement sa maison autrement que dans un cercueil.

 Donc, quand Hervé le mit en contact avec le responsable de la société “Saisie-Doc” à qui il exposa son problème, il ne tiqua pas trop devant le coût astronomique de la prestation. Celle-ci, outre la saisie sur ordinateur du contenu des trois bandes magnétiques, prévoyait le prêt d’un ordinateur portable équipé pour ses besoins et Hervé avait insisté pour qu’il prenne aussi des séances de formation afin d’apprendre à utiliser l’ordinateur, le traitement de texte et l’imprimante.

 Le contrat fut signé en double exemplaires et les précieuses bobines confiées à l’opératrice de saisie – en fait, l’épouse du patron de Saisie-Doc.

 Pendant quelques temps, Antoine souffla un peu. Il devait intégrer un cycle de formation qui commençait seulement au début du mois suivant ; cela lui laissait le temps de se changer les idées. Sur les conseils d’Annie, toujours bien informée, il se joignit à un groupe de retraités qui partaient en car, visiter le Mont Saint-Michel et ses environs.

 Ce changement d’activité lui fut bénéfique. Cependant, il ne put chasser son projet d’écriture complétement de son esprit et nota même quelques modifications à y apporter. Ses tentatives pour intéresser ses compagnons de voyage à son oraison furent vaines ; ceux-ci n’étaient pas des “littéraires” et la plupart se moquaient bien de ce qu’on dirait d’eux après leur mort.

 Les premières séances de formation à l’informatique furent laborieuses et très pénibles. Il s’aperçut qu’en cette matière, il était l’un des plus ignorants du groupe. La plupart avait déjà, au moins partiellement, manipulé un ordinateur.

 Avant son départ en retraite, il avait réussi à se tenir à l’écart du poste de travail informatisé qui était en train de se répandre insidieusement dans tous les services de la Banque. Seulement, maintenant, il le regrettait un peu et il dû s’accrocher ferme pour ne pas abandonner. Il s’encouragea en se disant qu’il n’avait pas fait tout ce travail pour rien et qu’il approchait du but.

 Heureusement, bientôt, le formateur, un type fort sympathique et surtout très patient, lui permit de venir avec son ordinateur personnel – celui prêté par Saisie-Doc – pour faire des exercices plus concrets. Antoine se concentra alors sur son objectif final et le formateur fut un peu surpris de voir que toutes ses créations de texte portaient sur le même sujet : l’oraison funèbre !

 De même, quand ils abordèrent l’utilisation d’Internet, ses compagnons de formation, par jeu, guidèrent Antoine afin de lui trouver les meilleurs textes d’oraison sur le Net. Il en fut ravi et son ordinateur s’étoffa de nombreux exemples intéressants qu’il étudia avec attention une fois rentré chez lui.

 Parallèlement, il s’impatientait de ne pas encore avoir reçu le texte provenant de la transcription de ses bandes magnétiques. Au téléphone, il lui fut répondu que cela prenait plus de temps que prévu, mais que « C’est promis, ce sera bientôt terminé. »
« Heureusement que je suis en bonne santé, grommela-t-il, sinon, je risquerais d’en avoir besoin avant que ce soit prêt ! »

 Finalement, le responsable de Saisie-Doc arriva avec les fichiers tant attendus – un fichier par bande avait été créé. Il aida Antoine à les copier sur l’ordinateur et lui montra comment les modifier et les sauvegarder.
— Faites très attention à ne travailler que sur des copies. Bien sûr, nous gardons un exemplaire de secours chez nous, pour le cas où, mais prenez des précautions afin de ne pas détruire les fichiers d’origine.

 Antoine put mettre en pratique sa science toute neuve. Il se posait encore des tas de questions techniques mais il maitrisait à peu près les manipulations sur les fichiers et le traitement de texte. Pour le reste, le formateur lui avait dit qu’il apprendrait à l’usage.

 Passé l’euphorie des premiers jours, il déchanta un peu et comprit qu’il lui faudrait aussi beaucoup de temps pour arriver à un texte qui puisse être qualifié d’oraison. Il s’habitua vite à parler de lui à la troisième personne et le ton élogieux du style lui plaisait beaucoup : « Nous pleurons un homme qui fut un ami irremplaçable… » Son principal problème était le choix, toujours douloureux, entre ce qu’il pouvait garder et ce qu’il devait écarter.

 Lors de ses visites, Hervé l’aidait du mieux qu’il pouvait en donnant son avis, mais la décision finale appartenait à son oncle qui restait souvent indécis.
— Il faut élaguer, tonton, ton oraison fait encore plus de trente pages, c’est beaucoup trop !

 Même Annie, bien que compatissante, n’était pas d’un grand secours.
— Tu devrais peut-être imprimer plus petit, ça fera moins long. En tout cas, tu es devenu un as de l’informatique, tu vas pouvoir bientôt me donner des cours.

 Petit à petit cependant, l’oraison prenait forme. Antoine avait enfin réussi à la réduire à une vingtaine de pages et considéra son objectif atteint.

— Vingt pages, ce n’est pas mal, déclara-t-il à Hervé. Tu dis que c’est encore trop long, mais je n’ai pas fait tout ce travail pour une oraison de trente secondes. Il faut ce qu’il faut !

 Contrecoup de la tension des dernières semaines ? Le soir même, fatigué et découragé, il était sur le point de craquer et de tout envoyer promener. Il comprit qu’il lui fallait lâcher du lest et se forcer à penser à autre chose. Il mit l’ordinateur dans un tiroir et décida de s’occuper davantage de son jardin qu’il avait délaissé depuis des semaines. Annie fut ravie de le voir abandonner son obsession, pour un temps, et le brancha sur le sujet des tomates qu’il était grand temps de planter.

 Ce fut le lendemain qu’Antoine s’écroula brusquement, la face contre la terre fraichement remuée, sous les yeux horrifiés d’Annie qui lui passait la caissette de plants de tomate.

 Le branle-bas de combat fut donné ; médecin, pompier, ambulancier furent alertés sans délai et ce fut à l’arrivée aux urgences de l’hôpital que l’on constata son décès.
Il venait de succomber à une crise cardiaque !

 Son entourage fut un peu surpris, on ne lui connaissait pas de problème de ce côté-là, et si cela avait été le cas, il l’avait bien caché.

 Hervé, prévenu par Annie, dû prendre en charge toutes les formalités afférentes au décès. Pour la cérémonie des obsèques, il était bien placé pour connaître les désirs de son oncle avec l’oraison funèbre qui attendait dans l’ordinateur. Ne voulant pas se charger de la lecture lui-même, il songea à Jean Dupuis, l’ex responsable hiérarchique qui avait si bien lu le texte, lamentable, de la dernière fois. Contacté, ce dernier accepta de se charger de la lecture et apprécia de ne pas avoir à rédiger lui-même l’oraison ; ce n’était pas son fort.

 La veille des obsèques, entre deux rendez-vous, Hervé apporta l’ordinateur portable à Jean Dupuis en lui demandant d’imprimer l’oraison funèbre composée par Antoine pour pouvoir la lire à la cérémonie. Il se garda bien de lui dire que le texte en était fort long et qu’il risquait, malgré sa belle voix de baryton, de lasser l’assistance.

 Ainsi fut fait. Jean Dupuis lança l’impression du fichier “Mon oraison funèbre” en se disant « Tout de même, l’égo de ce type-là était incroyable. Ecrire sa propre oraison funèbre ! »

 Le lendemain, à l’église, il n’y eut pas la foule des grands jours pour l’enterrement d’Antoine, mais quand même, à part sa famille (Hervé, en fait), il y avait de nombreux voisins, ses amis et ses ex-collègues pour former une assistance plus que correcte.

 Au milieu de la cérémonie, sur un signe de l’officiant, Jean Dupuis se leva et se dirigea d’un pas assuré vers le micro placé dans le chœur. Posément, il prit le feuillet plié dans sa poche, ajusta ses lunettes et commença la lecture.

 « Nous voici réunis pour un dernier hommage à… Antoine qui fut un grand-père, un père, un oncle, un cousin, un frère ou encore un ami, mais avant tout un homme exceptionnel. Souvenons-nous aussi de l’homme que devint… Antoine et qui épousa… Noémie avec qui il fonda la famille dont il avait toujours rêvé…  »

 Beaucoup, sur les bancs de l’église se regardèrent, interloqués. Même l’ancien responsable d’Antoine aurait dû savoir que celui-ci n’avait jamais eu d’enfant. Qu’est-ce que c’était cette oraison idiote ? Il y eut de nombreux murmures dans l’assistance mais personne n’osa intervenir dans la lecture qui se poursuivait dans le même style.

 Jean Dupuis ne s’était pas posé de question. En fait, il avait à peine regardé le texte de l’oraison avant de le mettre dans sa poche. Tout juste avait-il remarqué son côté impersonnel et s’était étonné qu’Hervé insista tant pour lui imposer cette banale lecture.

 Bien avant que l’orateur ne replie ses lunettes et range la feuille de papier dans sa poche après une grosse minute de discours, Hervé avait réalisé l’étendue de l’erreur. Cet âne de Dupuis n’avait pas imprimé le bon document. « Pauvre oncle, pensa-t-il, comme il doit être déçu, là-haut ! »

 Annie, placée juste derrière lui, lui tapa frénétiquement sur l’épaule en lui soufflant dans l’oreille «  Ce n’était pas ça qu’il fallait lire, il faut recommencer ! » Mais hélas, la bonne oraison se trouvait dans l’ordinateur laissé chez Dupuis ; il était trop tard pour changer quoi que ce soit désormais.

 Dans le cortège, en direction du cimetière, il s’approcha discrètement de Jean Dupuis et lui demanda l’oraison. Quelques instants plus tard, il put lire : « Nous voici réunis pour un dernier hommage à [prénom du défunt] qui fut un grand-père, un père, un oncle, un cousin, un frère ou encore un ami, mais avant tout un homme exceptionnel. Souvenons-nous aussi de l’homme que devint [prénom du défunt] et qui épousa [prénom de l’épouse du défunt] avec qui il fonda la famille dont il avait toujours rêvé…  »
C’était un modèle d’oraison funèbre, probablement tiré d’Internet, qui avait été imprimé et lu !

 Les jours suivants, avant de retourner l’ordinateur portable à la société Saisie-Doc, Hervé retrouva le dossier contenant la véritable oraison funèbre de son oncle et le copia sur son propre PC. Il s’en voulait de ne pas avoir pris le temps de rechercher et d’imprimer lui-même le bon fichier.

 L’idée lui vint de profiter de l’héritage pour financer l’édition du texte rédigé par son oncle et de le distribuer à toutes les personnes ayant assisté à ses obsèques. Ainsi, le mal serait quelque peu réparé et justice serait rendue à Antoine qui avait tant travaillé à son oraison.

 Annie, une des premières servies, fut très contente de recevoir un petit livret intitulé « Mon oraison funèbre – Par Antoine Decoux » dans lequel Hervé avait inséré une préface où il expliquait les raisons de cette publication tardive. Elle fut surprise d’y trouver des tas de choses qu’elle ne connaissait pas sur la vie de son ex-voisin et ami. « On croit connaître les gens et, finalement… »

 Quand Jean Dupuis reçut le livret, il sursauta en voyant ce à quoi il avait échappé « Ce type était complètement fou ! J’en aurais eu pour plus d’une demi-heure de lecture. ». Par ailleurs, il ne savait s’il devait s’en réjouir ou s’en attrister, mais il ne fut plus jamais sollicité pour lire l’oraison funèbre d’un de ses collègues.

PH