" Les Cailloux jaunes "

 Agenouillé au bord de l’eau, Joseph se redressa et contempla son œuvre. Le moulin tournait régulièrement maintenant, entraîné par l’eau claire du ruisseau qui cascadait allègrement après plusieurs jours de pluie. Coincée entre des pierres couvertes de mousse verte, la branche de sureau portant les pales du moulin à aubes, restait enfin en place sans se bloquer. Ce n’était pas la première fois que Joseph construisait ce genre de moulin, mais sa satisfaction était toujours la même d’avoir réalisé un travail nécessitant autant d’astuce que de doigté.

 A cet endroit, longeant une étroite bande de prairie, le ruisseau courait entre une large haie bordant le champ de luzerne du père François et un bois de chênes clairsemés rempli de hautes fougères. Ce lieu, traversé par un petit chemin ombragé franchissant le ruisseau sur un minuscule pont de pierre, était appelé “sans cou ” — ou était-ce "cent coups " ? On ne savait plus très bien.

 Joseph adorait jouer autour du pont et du ruisseau. Sous les grands arbres du sentier, il s’imaginait seul au monde, loin des bruits de la civilisation, c’est à dire de l’école et de la ferme familiale.
La fraîcheur soudaine d’une brise agitant les feuilles au-dessus de lui, rappela à notre Robinson qu’il était temps de rentrer à la maison. Oh, il ne s’inquiétait guère d’un éventuel reproche de ses parents pour son retard, ils en avaient l’habitude. Ces derniers avaient déjà fort à faire avec la ferme et ses habitants, vaches, chèvres, poules, lapins, … et les cinq enfants — deux filles, trois garçons — dont ‘Jojo’ était le benjamin.

 Joseph repris son cartable posé sur l’herbe et, avant de le remettre sur son dos, l’ouvrit encore une fois pour admirer son ‘trésor’. Là, enveloppés dans un grand mouchoir à carreaux, il gardait précieusement les trois cailloux jaunes trouvés quelques jours auparavant, ici même, au bord du ruisseau.

Il faut dire que ces cailloux n’étaient pas ordinaires. De la taille d’une grosse noix, ils brillaient d’une couleur jaune vif, comme le ciré que venait d’acheter Dédé, son frère aîné. Il avait d’abord cru avoir trouvé d’énormes pépites d’or, mais non, il avait lu que l’or est bien plus lourd que le fer alors que, au contraire, ces cailloux étaient légers comme des plumes, à tel point qu’il s’était demandé s’ils n’étaient pas creux. Après les avoir secoués, piétinés, frappés avec une grosse pierre et même serrés de toutes ses forces avec l’étau dans la cabane à outils de son père, il avait dû se rendre à l’évidence, pas même une éraflure, on ne pouvait pas les ouvrir, ni les casser. Il les avait donc rangés soigneusement dans son cartable, un endroit sûr !

 A la ferme du Vigneau, cinq cents mètres plus loin, la mère s’apprêtait à servir la soupe. André, le père, venait de rentrer et rejoignait la table avec les enfants. Seul, Jojo manquait à l’appel mais chacun savait qu’il arriverait en courant dans quelques minutes et que la mère lui demanderait de retirer ses chaussures boueuses et de se laver les mains avant de s’asseoir à table.

  Les parents s’étaient quasiment résignés face au comportement de leur fils. Pourtant, l’instituteur disait que Joseph était intelligent, il apprenait plutôt facilement quand il daignait apprendre. Mais Jojo vivait dans un monde à part, son monde à lui, quelque part dans la campagne du côté de sans cou. S’il avait été fils unique, la pression  aurait sans doute été beaucoup plus forte pour l’inciter à aider aux travaux de la ferme, mais grâce à la présence de ses aînés, les tâches imposées étaient réduites. Une fois  les inévitables devoirs et leçons terminés, et les quelques tâches ménagères réservées aux plus jeunes faites, on le laissait tranquille.

  Le lendemain, le ciel maussade des jours précédents se changea en beau ciel bleu ; le soleil cessa enfin de bouder et se décida à réchauffer nettement le pays. En cette fin de printemps, la campagne fourmillait de vie et incitait Joseph à musarder encore davantage sur le trajet de la ferme au village, moins à l’aller qu’au retour quand même, le maître d’école n’aimait pas les retards et Joseph n’aimait pas les punitions.

  En fin d’après-midi, après avoir cavalé tout le long du kilomètre séparant l’école du bois de sans cou, Joseph était assis dans son coin favori, sur le bord du pont de pierre, les jambes ballottant au-dessus d’un torrent tumultueux, surgissant de dessous le pont et entraînant un merveilleux moulin à aubes. Son cartable ouvert posé près de lui, il tenait un des cailloux jaunes dans la main.
D’importantes questions lui venaient sans cesse à l’esprit. D’où venaient ces cailloux ? Pourquoi se mettaient-ils à vibrer parfois ? Et que dire de ce qui s’était passé ce matin à la récré ?

  Ces derniers temps, les cailloux jaunes quittaient souvent le cartable pour sa poche de culotte. Ce matin-là, comme d’habitude, Joseph se tenait à l’écart de tous ces braillards qui courraient dans la cour à l’heure de la récré. Subitement, il lui vint l’idée de faire l’avion, les bras en croix, un caillou dans chaque main. Vroum, vroum, l’avion fonçait à travers la cour et s’envolait très haut, très loin … ignorant le maître d’école sorti pour siffler la fin de la récréation. Tous les écoliers, sauf un, coururent se mettre en file devant la porte de la classe. Le maître fit entrer les enfants et après l’habituel coup d’œil en direction de la cour déserte, ferma la porte.

 L’absence de bruit ramena Joseph aux réalités de ce monde. Il était seul dans la cour, la classe avait repris sans lui. Enfonçant les cailloux dans sa poche, il s’élança vers la porte, l’ouvrit et tenta de rejoindre sa place le plus discrètement possible. Peine perdue,  le maître avait déjà remarqué son absence et cueillit Joseph au passage.
— Où étais-tu ? Je te rappelle que tu ne dois pas quitter la cour pendant la récréation !
— Mais monsieur, je ne suis pas parti ! Protesta Joseph.
Le maître n’aimait pas qu’on lui mente ! Il infligea une punition à Joseph, pour le principe. Ulcéré par tant d’injustice, celui-ci ne compris pas pourquoi le maître prétendait ne pas l’avoir vu dans la cour.

 « Les cailloux jaunes… ils sont peut-être magiques » se dit-il. Ils ont sûrement été perdus par un magicien ou un sorcier et le courant du ruisseau les aura emportés jusqu’à sans cou. Se relevant, il reprit la pose de l’avion avec les cailloux dans ses mains, comme à l’école pendant la récré, mais rien ne se produisit. Fatigué, il s’allongea alors dans l’herbe, les bras en croix. L’air était encore chaud et il apercevait le bleu du ciel au-delà des plus hautes branches.

 Fermant les yeux et écoutant attentivement, il pouvait entendre le cri des oiseaux couvrant le bruit de cascade du ruisseau qui lui-même couvrait le léger frémissement des feuilles dans le vent. De temps à autre, des sons plus lointains lui parvenaient, un meuglement, un cocorico, un moteur de tracteur, … et un cliquetis avec des bruits de pas tout proche !
Intrigué, Joseph ouvrit les yeux et tourna la tête vers le sentier d’où venaient les pas. Une jeune fille poussant sa bicyclette à la main approchait du pont. Il reconnut sa sœur Suzette qui avait délaissé la route habituelle et pris le raccourci empruntant le chemin de sans cou. Suzette passa à quelques pas de son frère qui attendait, résigné, l’invitation autoritaire à la suivre « pour ne pas être encore en retard pour le souper ! » Mais non, celle-ci continua son chemin en faisant semblant de ne pas le voir. Partagé entre le soulagement de pouvoir rester encore un peu et la curiosité, voire le dépit d’être ignoré de la sorte, Joseph se redressa davantage.
— Suzette ! Je suis là, cria-t-il.
Rien ! Suzette n’entendait rien et arriva bientôt à une partie plus large du sentier où elle pouvait remonter sur sa bicyclette sans être fouettée par les branches ou les ronces. « Qu’est-ce qu’il lui arrive ? Elle n’avait pourtant pas l’air  fâchée. »  Joseph replongea dans ses interrogations.

 Plus tard, de retour à la maison, Joseph observa discrètement Suzette qui se comportait le plus naturellement du monde. Oui, elle est bien passée par sans cou ; il faisait si beau ! Non, elle n’y a vu personne à part le cartable de Jojo traînant par terre ; elle s’est doutée que son frère ne devait pas être très loin.

 D’abord le maître et ensuite Suzette ! Joseph était perturbé. Il était persuadé que les mystérieux cailloux jaunes avaient quelque chose à voir avec tout cela. Et puis, peut être y en avait-il encore d’autres, plus loin, le long du ruisseau. Il n’avait même pas pensé à chercher. « Demain jeudi, pas d’école, j’irai prospecter le long du ruisseau » décida-t-il.

 A la belle saison, la ferme s’éveille très tôt au Vigneau. Le père était déjà sorti et les deux aînés finissaient de petit-déjeuner dans la grande cuisine. Éliane, la mère, qui s’activait entre la maison et les abords immédiats fut étonnée de voir Jojo déjà levé et habillé — mais pas lavé — un jeudi !
Après un peu d’eau sur la figure — pour faire plaisir à sa mère — et un bol de café au lait vite avalé, Joseph pris sa musette dans laquelle il plaça le mouchoir enveloppant les trois cailloux, à côté de son ‘nécessaire de survie’ : canif, ficelle, sifflet, bouts de bois, etc. Prévoyant de marcher dans l’eau en longeant le ruisseau pour ses recherches, il préféra chausser les bottes de caoutchouc de son frère Gérard, qui étaient bien plus hautes que les siennes. Ainsi équipé, il partit résolument vers sans cou.

 En chemin, hésitant entre les deux directions à prendre, il choisit finalement de remonter le courant. Il partit de l’endroit où il avait trouvé les cailloux jaunes et passa sous le pont de pierre à quatre pattes. Bien entendu, dans cette position, l’eau s’engouffra dans les bottes et il dût s’arrêter un moment à la sortie pour les vider et essorer ses chaussettes qu’il mit dans sa musette. A part un crapaud endormi, il n’y avait rien de particulier sous le pont.

 La progression fut lente. Le ruisseau n’était pas bien profond mais il coulait parfois entre des massifs de ronces qui se rejoignaient au-dessus de l’eau et Joseph devait régulièrement faire face à des amas de branchages bloquant le passage. Il s’était rapidement armé d’un bâton pour se frayer un chemin mais il regrettait de n’avoir pas eu l’idée de prendre la serpe de son père pour couper les ronces géantes.

 A la lisière du bois de chênes, le cours du ruisseau obliquait brusquement sur la droite et c’est là qu’il l’aperçut, coincée entre pierres et branchages.
Joseph prenait son temps, aucun recoin susceptible d’avoir arrêté un des cailloux jaunes ne devait lui échapper. Il fut quand même surpris de voir la ‘chose’. Celle-ci était du même jaune vif que les cailloux et avait la taille du gros ballon de caoutchouc que ses frères et lui s’amusaient à lancer dans l’anneau de fer fixé au mur de la maison.

Prudemment, il s’approcha de la boule jaune. La chose semblait inerte, à peine ballottée par le courant d’eau dans sa prison de vieilles branches. Après l’avoir touchée avec son bâton, puis effleurée des doigts, sans réaction, il la délivra et la posa sur le talus d’herbe pour l’examiner.

 La sphère était à peine plus lourde que les cailloux jaunes. Sa surface était presque lisse à part trois trous disposés en triangle. Il comprit immédiatement que les précieux cailloux appartenaient à cette chose. Il les sortit de sa musette et entreprit de les insérer dans les trous de la sphère. Pas facile ! Apparemment, chaque pierre jaune s’ajustait dans un seul des trois trous et dans un sens bien précis. Après de nombreuses tentatives, il réussit enfin et satisfait, contempla la sphère avec les trois cailloux affleurant la surface.

 Et maintenant ? Joseph attendait, assis sur l’herbe, la sphère jaune posée devant lui, immobile. Que faire ? La laisser ici ? Quelqu’un d’autre finirait par la trouver. L’emmener à la maison ? Difficile de cacher un objet de cette taille. Mettre quelqu’un dans la confidence ? Ses frères ? Ses parents ? Non ! Il tenait à garder sa trouvaille secrète.

 Le soleil, plus actif à cette heure de la journée, faisait sécher la sphère qui devenait de plus en plus brillante. Au moment ou Joseph, ébloui, s’écartait un peu, la sphère commença à ronronner et à vibrer. Brusquement, elle se mit à siffler et s’éleva d’un bon mètre se balançant d’avant en arrière comme un punching ball que l’on vient de frapper. Joseph, les mains sur les oreilles, la vit ensuite monter au-dessus des arbres dans un sifflement strident ; elle marqua une pause comme si elle hésitait sur la direction à prendre, puis elle s’éloigna dans le ciel, de plus en  plus haut, de plus en plus vite.

 Et puis, plus rien ! Joseph resta assis un long moment, abasourdi.
Mes cailloux ! Il réalisa qu’ils étaient partis, la sphère les avait récupérés et s’était envolée sans même un merci ! Dépité, il comprit qu’il ne les reverrait jamais plus.

 A la ferme, sa mère le vit rentrer, tête baissée, l’air malheureux. Jojo n’avait jamais été très communicatif, mais là, quelque chose le tourmentait visiblement. Elle tenta de l’interroger, de l’amener à lui parler de ses problèmes, mais Jojo resta silencieux, enfermé dans son mutisme. Il était impossible pour lui, de seulement songer à parler des pierres jaunes, même à sa mère ; il gardait son secret pour lui et de plus, il était sûr que personne ne le croirait et qu’on se moquerait de lui.

 A partir de ce moment pourtant, son entourage constata un changement notable dans le comportement de Jojo. Il était toujours aussi peu bavard et passait encore beaucoup de temps au bois de sans cou, mais il commença à s’intéresser à la science, à l’astronomie en particulier. Livres et revues traitant d’étoiles ou de planètes lointaines atterrissaient dans la chambre qu’il partageait avec Gérard. Ce dernier d’ailleurs, protestait qu’il n’avait plus de place pour mettre ses propres livres d’aventure.

 Jojo avait aussi soigneusement découpé un article du journal régional qui relatait le témoignage du père François et de son fils prétendant avoir vu un OVNI d’un jaune brillant, passer en sifflant au-dessus de leurs têtes.

* * *

 Bien des années plus tard, André et Éliane avaient pris leur retraite, toujours au Vigneau. Malgré tout, cela n’empêchait pas André de donner régulièrement un coup de main à son fils Dédé qui avait repris la ferme et habitait avec sa femme et ses enfants, une maison nouvellement construite, tout près de celle de ses parents.
Le reste de la fratrie s’était un peu dispersé ici ou là, mais tous se retrouvaient régulièrement au Vigneau pour les grandes occasions.

 Lors de l’une d’elles, profitant d’une belle et chaude journée, toute la famille accompagna Jojo — qu’on pouvait maintenant appeler ‘Docteur’ — au bois de sans cou pour un pique-nique. Ils s’installèrent sur la bande de prairie longeant le ruisseau, à l’ombre des grands arbres ; la fraîcheur du petit pont servant de cave pour la boisson. Après le repas, les plus vieux firent — ou tentèrent de faire — la sieste tandis que les plus jeunes discutaient tranquillement ou jouaient aux alentours.

 Assis sur le bord du pont de pierre, Joseph, songeur, observait qu’à sans cou, rien n’avait changé. Deux de ses neveux avaient entrepris de fabriquer un moulin dans le courant du ruisseau, malgré les protestations de leur mère s’inquiétant des souliers mouillés. A côté, les plus petits jouaient au bord de l’eau, dérangeant les cailloux humides et moussus. Instinctivement, Joseph l’avait vérifié, aucun d’eux n’était jaune !

PH