" L'Appel "

 Lydie était arrivée un peu en retard ce mardi matin, par la faute de cet imbécile de chauffeur de bus qui avait démarré juste sous son nez à la gare ; elle avait dû alors faire la dernière partie de son trajet quotidien à pied. En arrivant, alors qu’elle s’obligeait à prendre l’escalier tous les matins – pour faire de l’exercice et essayer de perdre du poids – elle avait pris un ascenseur bondé, en route pour le quatrième étage de l’immeuble où se trouvait son bureau.

 Bien sûr, son chef de service ne risquait pas de lui faire des remarques désobligeantes vu qu’il arrivait généralement une bonne heure plus tard. Agnès, la plus ancienne du groupe, qui assumait la responsabilité du secrétariat, n’était pas du genre à relever un léger retard, à condition de ne pas en abuser. De ce point de vue, avec Lydie il n’y avait rien à craindre, elle se flattait même d’être très consciencieuse et savait compenser un retard à l’arrivée par un départ plus tardif.

 Des trois secrétaires du service, Lydie était la plus jeune et de ce fait, on lui confiait souvent les tâches les plus ingrates. Elle devait ainsi répondre au téléphone et transmettre ensuite l’appel à la personne concernée, généralement Agnès, qui était au courant de tout ce qui se passait dans le service depuis des années. Restée célibataire, celle-ci ne parlait jamais de sa vie personnelle. Elle était l’archétype même de la secrétaire compétente et dévouée que l’on soupçonnait aussi d’être amoureuse de son patron – dont elle connaissait toutes les manies.

 On comptait d’autant plus sur Lydie pour décrocher le téléphone, qu’elle était celle qui se débrouillait le mieux en anglais car, même s’ils étaient rares, quelques appels téléphoniques provenaient de l’étranger. De plus, elle avait un timbre de voix agréable qui passait bien au téléphone ; son ton mélodieux possédait la vertu, rare, de désarmer les correspondants les plus agressifs.

 L’autre secrétaire, Véronique, était une virtuose du clavier et s’était fait une spécialité des saisies sur ordinateur. Discrète, installée dans un coin de la grande pièce encombrée de meubles de rangement, on l’apercevait généralement avec une liasse de documents ou une pile de notes de frais à vérifier et enregistrer.

 Dès qu’elle se fut assise à son poste de travail, Lydie s’attaqua à la tâche prioritaire du matin : rédiger les lettres qu’Agnès avait prises en sténo, la veille, dans le bureau de Dominique, leur chef de service. Elles s’étaient réparti les tâches selon leurs compétences. Agnès maitrisait fort bien la sténo mais avait des réticences à utiliser le traitement de texte sur l’ordinateur, ce que faisait très bien Lydie.

 Ce jour-là, la matinée se passa tranquillement. Dès que les quelques lettres en attente furent imprimées, Lydie devint disponible pour le suivi des fournitures de bureau. Comme dans toutes les entreprises, il fallait veiller à ce que les agrafeuses, les cahiers, les chemises, les stylos, etc. ne disparaissent pas trop rapidement – surtout au moment de la rentrée des classes – et soient renouvelés régulièrement. Dominique, qui adorait classer ses papiers dans des dossiers de couleurs différentes, n’était pas content quand ceux-ci venaient à manquer.

 Vers midi, comme d’habitude, Cécile, une ancienne copine d’école qui travaillait à l’étage du dessus, passa prendre Lydie pour le déjeuner. Elles avaient suivi un parcours quasi identique : études, métier, mariage, enfant, même légère tendance à l’embonpoint et s’entendaient très bien. Il leur arrivait quelques fois de sortir de l’immeuble et de déjeuner vite fait sur le pouce, avant d’aller faire quelques courses au centre commercial voisin, mais la plupart du temps, elles n’avaient qu’à descendre au 1er sous-sol, niveau où se trouvait la “cafète”, le restaurant d’entreprise.

 Le repas était généralement vite expédié ; elles prenaient ensuite quelques minutes pour un expresso avant de remonter dans les étages supérieurs. Parfois, quand le temps était particulièrement beau, elles sortaient de l’immeuble afin de prendre l’air, mais dans ce quartier d’affaires, il y avait peu de vitrines attrayantes pour les retenir longtemps. De toute façon, elles pratiquaient toutes deux la journée continue, avec une courte coupure pour le déjeuner afin de quitter plus tôt le soir et arriver à temps pour récupérer leur progéniture chez la nounou.

 Peu après avoir regagné son poste de travail, Lydie décrocha le téléphone en lançant un automatique « Service LMT, Lydie !  » C’était la version courte de la formule d’accueil.
Dominique aurait préféré qu’elle commençât par « Bonjour, … » et terminât avec « … à votre service. », ce qu’elle faisait parfois mais, comme elle répondait au téléphone plus de cent fois par jour, majoritairement pour des appels internes à l’entreprise, elle s’en tenait au minimum requis.

 Elle était seule dans le bureau. Agnès et Véronique n’était pas encore rentrées de déjeuner. Au bout du fil, un murmure indistinct se faisait entendre.
— Allo ! Qui est à l’appareil ? demanda Lydie.
— Soyez-là à six heures précises, annonça une voix impérieuse avec un fort accent étranger  — probablement germanique — avant de raccrocher.
— Quoi ? Qui êtes-vous ? Allo ? … Allo ? s’égosilla Lydie en pure perte.

 « Celui-là ne s’embarrasse pas de formule de politesse ! Six heures, cela veut-il dire six heures du matin ou dix-huit heures ? » s’interrogea-t-elle, interloquée.  Dans les deux cas, elle ne sera pas présente à son bureau : pas encore arrivée ou déjà partie. Et pourquoi devrait-elle être là ?

 Quand Agnès revint, quelques instants plus tard, ce fut une Lydie encore agitée qui lui résuma l’appel bizarre.
— Bah, sans doute une erreur ou une plaisanterie. Oublie ça. Occupe-toi plutôt de la réservation de l’hôtel de Montpelier pour le séminaire.

 Dominique devait participer à un séminaire professionnel à Montpelier au cours du mois suivant. Une escapade de deux ou trois jours qui lui changerait les idées estimait-il. Cependant, son épouse appréciait peu ces déplacements car, comme tout le service le savait, il était d’un naturel cavaleur et à son retour, la préposée au téléphone constatait une nette recrudescence d’appels féminins demandant à parler à “Dominique”.

 Le soir même, à dix-huit heures, le téléphone sonna alors qu’il était plongé dans une brochure technique. Après le départ d’Agnès, il lui arrivait de répondre sur la ligne du secrétariat.
— Allo ! … Allo ? 
Pour toute réponse : un clic annonçant que quelqu’un raccrochait. Haussant les épaules, Dominique reprit sa lecture.

 Le lendemain, la routine du secrétariat suivit son cours. Comme la veille, le téléphone sonna après le déjeuner et Lydie entendit :
— Soyez-là à six heures. Vous et personne d’autre, dit la même voix à l’accent étranger.
« Cela ne ressemble pas à une plaisanterie, pensa Lydie. Une erreur ? Peut-être. Qui est ce “vous” qui doit être là à six heures ? Et pourquoi ce serait moi ? »

 Elle en parla à Agnès qui, comme la veille, lui dit d’ignorer cet incident et de continuer son travail. Cependant, elle demanda à son chef si quelqu’un avait appelé la veille à six heures du soir.
— Oui, à dix-huit heures tapantes. Ce devait être un faux numéro, on a raccroché tout de suite.

 Mais ce mercredi soir, les secrétaires parties et Dominique en rendez-vous à l’extérieur, les bureaux étaient vides ; personne n’était là pour répondre au téléphone à dix-huit heures.

 L’après-midi du jeudi, Lydie remonta de la cafète, à temps pour décrocher le téléphone, qui sonna un peu plus tôt cette fois-ci.
— Soyez-là à six heures. C’est notre dernier avertissement !

 Cette fois, le ton était devenu menaçant et c’est une Lydie peut rassurée qui mis Agnès au courant de ce dernier appel. Celle-ci pensa qu’il serait peut être bon que Lydie soit là pour décrocher le téléphone à dix-huit heures. Apparemment, le mystérieux correspondant ne voulait entendre que sa voix. A propos de voix, Lydie avait la nette impression que l’accent étranger n’était plus le même et était devenu plutôt américain.
— Demande à ton mari de finir plus tôt, pour qu’il aille récupérer votre fille. Dis-lui, que tu as un travail urgent à finir. Et n’ait pas peur, je serai là avec Dominique, nous mettrons l’ampli du téléphone.

 Quelques minutes avant dix-huit heures, tous trois attendaient dans le bureau. Dominique, décontracté comme à son habitude, était persuadé d’avoir à faire à un farceur. Agnès était plus circonspecte ; dans sa vie de secrétaire, elle avait déjà eu affaire à des déséquilibrés dont on ne pouvait pas prévoir les réactions. Lydie était la plus fébrile et se demandait ce qu’on lui voulait, à elle !

 Quand la pendule indiqua six heures pile, le téléphone sonna et Lydie décrocha avec un faible « Allo ? »
— Bien, vous êtes là. Gardez la ligne un instant.
Il y eut divers bruits puis, une petite voix plaintive appela :
— Lydie, aidez-moi. Aidez-moi s’il vous plait ! Lydie !
— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? demanda Lydie.
De nouveau, des bruits et la voix à l’accent étranger revint :
— Soyez aux quatre chemins, samedi à midi. Venez seule. Ne prévenez pas la police.
Et la ligne fut raccrochée.

 Tous les trois se regardèrent, stupéfaits. Dominique se dit qu’après tout, ce n’était peut-être pas un farceur. Il lui semblait avoir détecté un accent d’Europe de l’Est « un roumain peut-être ? »

 Avec Agnès, il demanda à Lydie si elle reconnaissait la petite voix. On aurait dit une voix d’enfant ou de très jeune fille. Et quel était ce “quatre chemins” ? Des tas d’endroits portent ce nom en France.

 Lydie ne savait pas quoi répondre. Elle ne connaissait pas cette petite voix qui l’appelait par son nom et la vouvoyait. Pas plus que les quatre chemins en question.
L’allusion à la police semblait indiquer un mauvais coup. Est-ce qu’une autre Lydie serait mêlée à une sombre affaire d’enlèvement ?

 Quant à elle : âgée de 26 ans, mariée à Jean-Luc, également employé de bureau, une fille d’à peine 18 mois placée en nourrice dans la journée, habitant un appartement en banlieue et ayant une vie bien réglée avec son job de secrétaire, elle menait une existence ordinaire qui ne la prédisposait pas aux aventures, fussent-elles téléphoniques.

— Bon, laissons cela pour l’instant et rentrez chez vous, intima Dominique. Dès demain matin, je vais contacter les services techniques pour qu’on surveille ce numéro de téléphone, il faudrait au moins savoir d’où provient l’appel.

 Le lendemain, Joël, un grand et solide gaillard qui était le responsable téléphonie de l’immeuble, se présenta au secrétariat et Agnès, accompagnée de Lydie, le précéda dans le bureau de Dominique. Là, une fois la situation résumée, Joël assura qu’avec leur système téléphonique, retrouver l’origine d’un appel était faisable et qu’on pouvait aussi enregistrer la conversation facilement pour peu que l’autorisation en fut donnée. Il expliqua que l’autocommutateur téléphonique, un ordinateur spécialisé en fait, gardait la trace de tous les appels depuis et vers l’immeuble.

 Il téléphona aussitôt à l’un de ses collègues pour lui demander de sortir la liste de tous les appels reçus sur le poste de Lydie, autour de 18 heures les jours précédents. Moins d’une demi-heure plus tard, il se penchait sur une feuille de papier montrant l’arrivée d’un appel très bref, mardi, mercredi et jeudi. Celui de mercredi était noté : “ND” (non décroché).

 Joël sourit en constatant : « Ce ne sont pas de vrais truands professionnels, le numéro appelant n’est même pas masqué ! »
De fait, le numéro d’origine apparaissait en clair dans la liste. Il ne leur fallut que quelques minutes pour retrouver l’adresse : une cabine téléphonique de la rue Deperre, près du carrefour dit des quatre chemins.
— Une cabine téléphonique ! On aurait pu s’en douter, remarqua Dominique. On a aussi trouvé les quatre chemins. Par contre, à moins de surveiller cette cabine, on ne saura pas qui appelle.

 Joël, de plus en plus intéressé par cette histoire, se proposa d’aller lui-même à l’heure du rendez-vous, le samedi midi, au carrefour des quatre chemins pour surveiller la cabine. Il apportera son caméscope de poche pour filmer le mystérieux correspondant. Dominique accepta la proposition ; il n’avait pas tout à fait écarté l’idée d’avoir à faire à un mauvais plaisant et de toute façon, à ce stade, il avait peu de raisons d’avertir la police. Il laissa son numéro personnel à Joël, au cas où il se produirait quelque chose de particulier. Sinon, rendez-vous fut pris pour le lundi matin, dans son bureau.

 Le lundi suivant, les trois secrétaires étaient déjà arrivées au bureau, discutant de l’affaire, quand Dominique émergea de l’ascenseur, nettement plus tôt qu’à l’accoutumée. Il n’avait pas eu de nouvelle de Joël depuis vendredi et en déduisait qu’il ne s’était rien passé samedi au carrefour des quatre chemins.
Effectivement, Joël arriva quelques instants plus tard et leur confirma qu’il n’avait rien vu de particulier dans ou autour de la cabine téléphonique. Malgré tout, vers midi, il avait filmé les abords immédiats dans l’espoir que l’on puisse reconnaitre quelqu’un.

 Joël brancha son caméscope sur le projecteur vidéo du bureau et une fois les stores baissés, ils purent visionner les quelques minutes du film montrant une cabine téléphonique vide et des passants tous plus anonymes les uns que les autres. Il n’y avait rien de remarquable ; Lydie, pas plus que les autres spectateurs ne vit quelqu’un de connu parmi les passants.

 Pour l’instant, il n’y avait rien d’autre à faire qu’attendre le prochain coup de fil de l’inconnu. Dominique chargea Agnès de la demande pour que l’on enregistre les conversations du poste de Lydie et le grand Joël reparti à ses occupations.

 Il n’y eut rien à signaler de toute la journée. Tous les appels téléphoniques reçus dans le bureau concernaient des sujets professionnels et Lydie se détendit progressivement en espérant que l’incident fut clos.

 Le lendemain, en bavardant avec sa copine Cécile à la cafète, elle lui dit qu’elle avait hâte que cela se termine pour demander à Dominique l’arrêt des enregistrements sur son poste. Cela devenait gênant, elle n’osait plus glisser quelques petites remarques personnelles comme elle en avait l’habitude avec ses collègues et bien sûr, elle ne pouvait plus passer de communication privée, même en dehors des heures de travail.

 Cependant, il fallait s’y attendre, au retour du déjeuner, le téléphone sonna sur le bureau de Lydie. Elle appuya sur la touche de l’ampli pour qu’Agnès, revenue avec elle, puisse aussi écouter.
— Service LMT, Lydie, annonça-t-elle.
— Vous n’êtes pas venue samedi. Nous vous laissons une dernière chance. Soyez-là ce soir à six heures.
« Clic ! » La ligne fut raccrochée sans lui laisser le temps de dire un seul mot.
— C’est toujours la même voix, mais c’est encore un autre accent. Celui-là serait plutôt un accent africain, constata Lydie en se tournant vers Agnès.

 Dans l’après-midi, une réunion se tint dans le bureau de Dominique. Joël, qui venait d’écouter l’enregistrement de la brève conversation téléphonique, proposa d’aller sur place, près de la cabine téléphonique, juste avant dix-huit heures.
— Ce soir, il devrait forcément y avoir quelqu’un dans la cabine. Il suffira alors de le suivre pour en savoir plus.

 L’idée plaisait à Dominique ; c’était la seule façon d’identifier l’individu qui, sinon, pourrait faire durer cette mauvaise plaisanterie indéfiniment. Il avait hâte que son secrétariat retrouve sa sérénité coutumière, d’autant plus que sur cette affaire, les bavardages s’étendaient maintenant à tout le service et même au-delà.

 Il y avait un risque que l’objectif de ces appels soit plus sérieux, voire dangereux, mais Joël était un grand garçon, costaud, intelligent et il reçut pour consigne de prendre un maximum de précaution afin de ne pas se faire repérer.

 Le soir, peu avant dix-huit heures, Dominique et les trois secrétaires — Véronique, dévorée de curiosité avait insisté pour rester — attendaient devant le téléphone. Celui-ci, comme la semaine précédente, sonna à six heures pile et Lydie décrocha avec son : « Service LMT, Lydie. »
— Soyez aux quatre chemins, samedi à midi, seule, dit la voix. Et n’oubliez-pas : pas de police.

 Comme les fois précédentes, la ligne fut vite raccrochée et Lydie n’eut pas le loisir de prolonger la conversation afin d’obtenir plus d’explications. Dominique nota que l’accent entendu ce soir-là avait quelque chose d’asiatique. Bizarre !

— C’est incroyable que ce type ne donne pas plus de détails s’étonna Agnès. On connaît le carrefour des quatre chemins, mais à quel endroit précis Lydie devrait-elle aller samedi et pour y faire quoi ? Il ne faut pas qu’elle y aille seule, ce pourrait être dangereux. On a peut-être à faire à un fou, un psychopathe.

 Enfin, tous espérèrent que Joël avait pu voir et suivre le correspondant des quatre chemins, à l’autre extrémité de la ligne.

 L’apprenti détective, tout excité par ses découvertes, arriva le lendemain dans le bureau de Dominique à qui il fit le compte rendu de sa soirée :
— J’attendais depuis une dizaine de minutes, assis à la terrasse d’un café d’où j’avais une bonne vue sur la cabine téléphonique. Heureusement, il faisait beau, j’ai pu rester un long moment en terrasse, avec ma bière, sans attirer l’attention. A six heures, un type est arrivé et est entré dans la cabine. J’ai sorti mon caméscope pour le filmer, mais je peux dire qu’il paraissait assez âgé ; plus de soixante-dix ans selon moi. Il a décroché et parlé au téléphone pendant moins de 10 secondes avant de raccrocher et de repartir furtivement.

— Et vous avez pu le suivre, s’inquiéta Lydie ?
— Oui, je venais de régler ma consommation, je suis donc parti aussitôt en filature. En fait, le type n’est pas allé très loin, il est entré dans la cour d’un immeuble tout près. Il avait l’air d’un habitué des lieux.
— J’espère que vous avez noté l’adresse exacte. Est-ce que c’est un immeuble d’habitations ? interrogea Dominique.
— Oui bien sûr. Et non ! C’est un établissement paramédical, un institut qui accueille des gens à problème. Enfin, c’est que m’a dit le gardien avec qui j’ai discuté.
— Donc, il avait dû voir le type qui est entré avant vous, interrompit Agnès que cette histoire captivait.
— Tout à fait ! Le gardien, Albert comme il a dit s’appeler, a rigolé quand je lui ai posé la question : « Oh, vous avez eu à faire à Nono ! Le pauvre vieux est totalement inoffensif. Ici, tout le monde connaît sa marotte à propos d’un prétendu rapt de jeune fille. On le voit souvent téléphoner dans la rue, à la cabine du carrefour ; cela lui donne un prétexte pour exercer son don : il peut parler avec des tas d’accents différents. »

— Le téléphoniste s’appellerait Norbert Dulin. Il paraît que c’était un fameux comédien autrefois, maintenant à la retraite et un pensionnaire de l’institut “Les Quatre Chemins”.

 Un ex-comédien n’ayant plus toute sa tête ! Voilà qui expliquait bien des choses et notamment cet accent étranger qui changeait à chaque fois. Cependant, si l’on ne faisait rien, il n’y avait aucune raison que les appels téléphoniques cessent. Dominique résolut d’aller rendre visite au directeur de l’institut, un certain Pierre Durand selon l’annuaire.

 Le rendez-vous avait été fixé le lendemain soir aux Quatre Chemins et Dominique se présenta à l’affable gardien qui le guida jusqu’au bureau du directeur. Celui-ci confirma les propos d’Albert en disant que Norbert n’était pas dangereux mais que sa manie téléphonique lui avait déjà valu pas mal d’ennuis.
— Une fois sur deux, les gens appellent la police. Et bien sûr, au début, Norbert a été très vite découvert. Maintenant, au commissariat du quartier, il est connu comme le loup blanc et les policiers se contentent de me prévenir au téléphone. Comme il ne réclame pas d’argent, on le laisse tranquille ; je suis juste chargé de le sermonner.
— Je compte sur vous pour lui dire d’arrêter, déclara Dominique. Nous avons assez perdu notre temps avec cette histoire.
 — Oh, mais ce n’est pas possible, Norbert ne nous écoutera pas. Il faut aller jusqu’au bout du scénario.
— Comment ? Quel scénario ?
— Oui, vous êtes sensé lui remettre l’argent de la rançon pour récupérer la fillette enlevée. Il ne s’arrêtera qu’à ce moment-là.
— L’argent de la rançon ?
Dominique voyait déjà le doigt accusateur de son contrôleur de gestion, lui demandant de justifier la sortie de cet argent.

 Pierre Durand expliqua que l’histoire, se répétait ainsi depuis des années. Un jour, Norbert notait un nom et un numéro de téléphone et jouait son rôle en harcelant sa victime jusqu’à ce qu’elle verse la rançon. Bien sûr, celle-ci était symbolique, il lui suffisait souvent d’un simple paquet, une boite en carton bourrée de journaux par exemple, mais parfois, il y était joint un billet.

« Bon, puisqu’il faut en passer par là, se dit Dominique, je vais demander à Joël de porter le paquet, samedi à midi. »

 Les trois secrétaires étaient impatientes de connaître la suite de l’histoire et furent ravies de confectionner un joli paquet enveloppé de papier cadeau et dans lequel elles glissèrent un billet de dix euros, pour le “fun” comme le dit Lydie, amusée par cette histoire maintenant qu’elle savait ne plus rien avoir à craindre du fameux Nono.

 Donc, comme prévu, Joël se chargea de la livraison et sur les indications du gardien, déposa le paquet sous un banc, dans un angle de la cour.
— Vous savez, lui raconta Albert, depuis le temps que dure ce jeu-là, on s’est organisé. Par petites touches, on est parvenu à lui faire simplifier les choses. Au tout début, le dépôt de la rançon nécessitait un itinéraire compliqué et parfois, on se savait plus où elle était passée, il fallait alors tout recommencer. Au fil du temps aussi, il donne de moins en moins de précisions à ses victimes et il arrive que certaines ne comprennent pas ce dont il est question et appellent la police pour harcèlement téléphonique.
— Nous avons été de bons candidats, remarqua Joël. 
— Heureusement, Nono nous fait parfois des confidences. Par exemple, dans votre cas, il a composé un numéro de téléphone au hasard et est tombé sur votre secrétaire dont le nom et la voix charmeuse lui ont plu, il n’en fallait pas plus.
— Mais, la voix de la fillette au téléphone, est-ce lui qui l’imite ?
— Non, il a simplement enregistré la voix de sa petite nièce qui vient le voir tous les lundis pour déjeuner. Elle s’amuse beaucoup en jouant ce jeu avec lui.

 Tous les détails furent dévoilés, le lundi suivant, dans le bureau de Dominique, lors de la dernière réunion sur “ l’affaire de la rançon ” comme l’appelèrent ensuite les secrétaires.
On apprit que Nono n’appelait qu’au début de l’après-midi, tout simplement parce que l’institut lui accordait une permission de sortie à l’heure du déjeuner. Par contre, officiellement, il n’était pas censé être dehors à dix-huit heures, mais le gardien fermait les yeux sur cette courte et discrète sortie.

 Personne ne savait pourquoi Nono délivrait son message en plusieurs fois. Lydie suggéra que cela lui permettait d’augmenter le suspense ou qu’il voulait pouvoir changer d’accent. Le moment du rendez-vous pour la livraison, le samedi midi, avait été choisi parce c’était le moment de la semaine où il y avait le moins de passage dans la cour de l’institut.

 Le lendemain, juste après le déjeuner, Lydie hésita à décrocher le téléphone qui sonnait de nouveau.
— Service LMT, Lydie, annonça-t-elle d’une voix fluette.
— Soyez-là à six heures, une fois ! annonça une grosse voix avec un fort accent belge.
— Je serai là si je veux ! Monsieur Joël, pouffa Lydie en reconnaissant son correspondant.
— Bon, d’accord ! En fait, j’appelais pour vous dire que vous pouvez maintenant dire toutes les bêtises qui vous passent par la tête à vos correspondants ; votre poste n’est plus sur écoute.

PH